ANALYSE D'ARTICLE

Cancer de la prostate et taux plasmatiques de DDE et de PCB dans la population guadeloupéenne

L’âge, l’origine ethnique et les antécédents familiaux sont les seuls facteurs de risque établis du cancer de la prostate. Dans le cadre de la recherche de facteurs environnementaux, cette étude indique une association positive avec l’exposition au DDE et négative avec l’exposition au PCB-153. Ces résultats doivent être confirmés par d’autres études et expliqués par l’exploration du mécanisme d’action hormonal de ces deux composés organochlorés.

Age, ethnic origin, and family history are the only established risk factors of prostate cancer. As part of the research into environmental factors, this study reports a positive association with exposure to DDE and a negative association with exposure to PCB-153. These results need to be confirmed by other studies and explained by exploration of the mechanism of the hormonal action of these two organochlorine compounds.

Après avoir montré une association entre l’exposition au chlordécone et le cancer de la prostate en Guadeloupe, les auteurs de cet article ont examiné, dans la même population, l’effet de l’exposition au p-p’-dichlorodiphényldichloroéthylène (DDE, métabolite du DDT) et aux polychlorobiphényles (PCB). Contrairement au chlordécone, qui fut abondamment utilisé comme insecticide dans les bananeraies pendant 20 ans, ce qui a provoqué une forte contamination environnementale, le DDT n’a pas été massivement employé, ni en agriculture, ni pour la lutte antivectorielle. Par ailleurs, l’île n’abrite pas d’activité industrielle qui aurait pu être à l’origine d’émissions importantes de PCB. Le niveau d’exposition de la population aux deux types de polluants organochlorés y est donc banal.

 

Large étude cas-témoins

Les analyses ont été effectuées dans une population de 576 hommes chez lesquels un cancer de la prostate avait été diagnostiqué entre juin 2004 et décembre 2007 (confirmation histologique) et de 655 participants volontaires à un programme de dépistage (examen clinique normal et taux d’antigène spécifique prostatique [PSA] ne dépassant pas le 75e percentile de la distribution pour l’âge dans une population de même origine ethnique). Pour être inclus, les cas comme les témoins devaient résider en Guadeloupe, avoir des parents nés dans une île quelconque de l’archipel caribéen peuplée majoritairement de descendants d’Africains, et ne pas avoir reçu de traitement hormonal. Le questionnaire d’entrée (informations socio-démographiques, sanitaires et relatives aux expositions) avait été administré en face à face, dans les deux mois suivant le diagnostic et avant tout traitement pour les cas.

 

Commentaires

Deux « brèves » de ce numéro portent sur des articles qui apportent de nouveaux éléments à la complexité du dossier des perturbateurs endocriniens.

La revue de la littérature réalisée par Johanna Rochester et Ashley Bolden (voir p.16 à 18 de ce numéro) sur les substituts du Bisphenol A illustre une difficulté somme toute classique en matière de gestion des risques : la recherche se focalise sur la molécule la plus utilisée, elle met en évidence des risques possibles, qui se confirment parfois de plus en plus jusqu’au moment où cette molécule est boudée par les consommateurs, retirée du marché ou même interdite ; l’industrie propose alors une ou plusieurs molécules de substitution… dont les risques sont moins bien connus, voire inconnus, et on repart dans un nouveau cycle de recherche et de possibles polémiques pendant lequel une nouvelle génération de consommateurs (ou de travailleurs dans le domaine des risques professionnels) est exposée. Si ce schéma est classique et non spécifique des perturbateurs endocriniens, trouver le moyen d’en sortir est particulièrement difficile dans un domaine où nous n’avons de consensus ni sur la définition du concept, ni sur la liste des molécules ou des familles de molécules en cause, ni sur les moyens de quantifier les dangers de chacune de ces molécules et donc de les classer en fonction des risques qu’elles représentent. L’article de Emeville et al. rapporte, dans une étude cas-témoins réalisée en Guadeloupe, des associations de sens opposé entre les concentrations plasmatiques de DDE et de PCB d’une part et l’incidence du cancer de la prostate d’autre part. Confrontés à ce résultat inattendu, les auteurs livrent une discussion particulièrement intéressante où ils avancent - prudemment - une hypothèse interprétative basée sur les mécanismes hormonaux par lesquels pourraient passer ces effets, favorisant l’apparition d’un cancer de la prostate pour le DDE ou protecteurs vis-à-vis de ce cancer pour les PCB (ou du moins pour le PCB-153, congénère le plus fréquemment retrouvé dans les tissus humains et animaux). La recherche sur les perturbateurs endocriniens avait déjà un point commun avec celle sur le changement climatique : celui d’avoir initialement rencontré le scepticisme, voire le négationnisme, et de l’avoir finalement (à peu près…) vaincu. En voici un nouveau : comme le changement climatique peut avoir localement, pour certaines espèces ou activités humaines des effets bénéfiques, certaines molécules pourraient avoir un effet protecteur vis-à-vis de certaines maladies. Comme pour le changement climatique, ces effets positifs circonscrits, limités, voire anecdotiques, ne doivent pas induire un relativisme qui conduirait à l’inaction… mais comme pour le changement climatique, il est à craindre que l’existence de ces effets paradoxaux soit utilisée par ceux qui ont intérêt à différer les mesures de gestion.

Georges Salines

 

Les concentrations de DDE, de 24 PCB (six congénères dioxin-like et 18 non dioxin-like) et de chlordécone ont été déterminées dans les échantillons sanguins prélevés chez les participants à jeun. Étant donné l’usage passé du DDT et des PCB, qui s’est mondialement répandu à partir du milieu du XXe siècle, une unique détermination dans la population étudiée (aux âges moyens de 65,9 ans pour les cas et de 60,9 ans pour les témoins) peut être considérée comme un bon indicateur de l’exposition « vie entière » à ces polluants persistants lipophiles. La charge corporelle est relativement stable chez les hommes par rapport aux femmes chez lesquelles les grossesses et l’allaitement induisent une mobilisation des graisses. Elle a néanmoins pu varier avec les fl uctuations du poids. Pour compenser l’absence d’information relative à l’histoire pondérale, les auteurs ont réalisé une analyse de sensibilité excluant les sujets maigres (indice de masse corporelle [IMC] inférieur à 18,5 kg/ m2) et obèses (IMC supérieur à 30 kg/m2), qui étaient les plus susceptibles d’avoir vécu des changements signifi catifs de leur poids depuis leur jeunesse (n = 199).

Trois PCB étaient détectés dans plus de 90 % des échantillons : les PCB 138, 153 et 180, de type non dioxin-like. Leurs niveaux de concentrations étant étroitement corrélés, l’analyse a été fi nalement restreinte au PCB-153.

L’exposition a été catégorisée en quintiles sur la base de la distribution des concentrations d’organochlorés dans la population témoin, et les odds ratio (OR) de cancer de la prostate ont été calculés dans chaque catégorie en référence au premier quintile (DDE : < 0,79 μg/L ; PCB-153 : < 0,41 μg/L). Les covariables prises en compte étaient l’âge, le rapport taille-hanches, le diabète de type 2, la consommation d’alcool et les lipides sanguins totaux, auxquels ont été ajoutées, pour l’analyse des effets du PCB-153, l’origine caribéenne et la résidence passée dans un pays occidental. De plus, les modèles étaient mutuellement ajustés sur les concentrations de l’autre organochloré. Des analyses de sensibilité ont été réalisées avec des ajustements supplémentaires sur le niveau du chlordécone, l’IMC, le taux de PSA, la pratique d’examens de dépistage et les antécédents familiaux de cancer de la prostate.

 

Résultats

Le risque de cancer de la prostate est augmenté dans le dernier quintile de concentration du DDE (à partir de 5,19 μg/L) : OR = 1,53 (IC95 : 1,02-2,30). Les analyses de sensibilité aboutissent à des résultats similaires (l’exclusion des sujets maigres et obèses atténue légèrement l’effet : OR = 1,43 [0,93-2,20]).

Une association est également mise en évidence avec le PCB-153, mais elle est négative : l’OR dans le dernier quintile (à partir d’1,71 μg/L) est égal à 0,30 (IC95 : 0,19- 0,47) et la tendance dose-réponse est significative (OR successifs du 2e au 4e quintile : 0,56 [0,38-0,83] ; 0,67 [0,46-0,99] et 0,45 [0,30-0,63]). Les résultats sont robustes aux différentes analyses de sensibilité.

Dans des analyses complémentaires selon les caractéristiques du cancer (score de Gleason [bas grade ou haut grade] et stade clinique [localisé ou avancé]), l’association inverse avec le PCB-153 apparaît plus forte pour les cancers peu agressifs (de bas grade) et localisés. Ainsi, dans le dernier tertile de concentration (à partir d’1,25 μg/L), l’OR est égal à 0,35 (IC95 : 0,25-0,51) pour les tumeurs de bas grade (105 cas) versus 0,69 (IC95 : 0,37-1,29) pour les tumeurs de haut grade (34 cas), la différence étant significative (p = 0,04). Elle ne l’est pas en revanche entre les cancers localisés (OR = 0,38 [0,27- 0,55]) et avancés (OR = 0,64 [0,30-1,35]).

Deux précédentes études, l’une canadienne, l’autre japonaise, avaient montré des associations inverses non significatives entre les taux plasmatiques de PCB et le cancer de la prostate, et une étude écologique en Slovaquie avait rapporté une moindre incidence de ce cancer dans une région fortement contaminée par un ancien site de production de PCB. Des études épidémiologiques supplémentaires sont nécessaires pour confirmer ces observations, ainsi que des études mécanistiques en vue d’asseoir leur plausibilité biologique. Que le DDE et les PCB non dioxin-like aient des effets de sens opposé sur le risque de cancer de la prostate pourrait s’expliquer par des différences en termes de sites et de types d’action sur les récepteurs stéroïdiens, qui aboutiraient à activer la prolifération des cellules cancéreuses pour l’un, et à l’inhiber pour l’autre.

 

Laurence Nicolle-Mir

 

Publication analysée :

Emeville E, Giusti A, Coumoul X, Thomé JP, Blanchet P, Multigner L. Associations of plasma concentrations of dichlorodiphenyldichloroethylene and polychlorinated biphenyls with prostate cancer: a case-control study in Guadeloupe (French West Indies). Environ Health Perspect 2015; 123: 317-23.

Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), UMR 1085, IRSET, Pointe à Pitre, Guadeloupe, France.

doi: 10.1289/ehp.1408407