ANALYSE D'ARTICLE

Évaluation des risques et avis des comités d’experts :
avons-nous besoin de revoir notre manière de faire ?

La littérature cherchant à comparer les pratiques, dans le champ de la « science-for-policy », de l’influence des valeurs dans les processus d’expertise, qui se présentent pourtant comme neutres aux règles qui prévalent dans la recherche académique est pléthorique et diverse. Difficile d’en faire le tour succinctement.

L’article de Laura Maxim, objet de la présente brève, vise à dépasser le simple constat et la présentation descriptive. Partant des expertises successives, de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA, 2010-2014) et de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses, 2013), aboutissant à des conclusions contradictoires concernant les risques associés à l’exposition au bisphénol A (BPA)2, l’auteure essaye de poursuivre une voie explicative, en examinant des aspects des procédures suivies, non pas seulement les lignes directrices institutionnelles, mais aussi celles que se donne le groupe d’experts lui-même. Son but est de mettre en œuvre des méthodologies, très peu connues en France, appliquées, par exemple, pour évaluer la qualité des connaissances ou qualifier les incertitudes par un ensemble d’experts sur le sujet.

En se focalisant sur l’expertise de 2010 de l’EFSA sur le BPA, il a fallu chercher les critères pertinents se référant aux règles procédurales du groupe qui a rendu l’avis. Une typologie a été produite de manière itérative, en partant des règles applicables aux revues systématiques, puis en cherchant des points soulevés dans des critiques, issues de la recherche académique ou des organisations de la société civile et, in fine, en obtenant les commentaires (feedback) de six experts, issus ou non des agences d’expertise, dont les avis ont été obtenus dans un processus dit d’« elicitation3 » d’experts, bien défini dans la littérature.

Les critères portaient sur deux voies :

  • le protocole de recherche de la littérature, la sélection des publications pertinentes et l’extraction des données de chaque papier retenu ;
  • le reporting et l’interprétation des connaissances existantes, jusqu’au contexte épistémologique mis en œuvre (facteurs d’incertitudes, jugement sur le niveau des connaissances scientifiques et la robustesse des méthodes et protocoles pour étudier les effets de la substance d’intérêt).

En définitif, 23 critères ont été proposés à chaque expert, formulés comme des questions : par exemple, sur le respect ou non des meilleures pratiques scientifiques sur les objectifs de l’expertise, les questions posées et la manière de rapporter les conclusions. Chaque expert devait se prononcer sur chaque critère, en mobilisant une échelle de 1 (fortement en désaccord) à 6 (en très bon accord) et l’ensemble des réponses a été agrégé, en affichant la médiane, les écarts (valeurs extrêmes) et les intervalles par interquantile. Seuls les 15 critères pour lesquels les réponses pouvaient être qualifiées de controversées furent retenues pour analyse, excluant ceux pour lesquels les avis manifestaient un bon accord entre experts (tous les scores se situaient dans un intervalle de 2 au maximum).

Je me contenterai ici d’une discussion sur trois points :

  • pour un seul critère – le choix de la fonction dose-réponse – tous les avis affichaient un score supérieur ou égal à 4 (un bon accord en somme : intervalle de 4-6, valeur médiane de 5) ;
  • pour le critère portant sur la méthode de combinaison des différentes études, les avis étaient uniformément très négatifs et tous inférieurs ou égaux à 2 (médiane des réponses) ;
  • les avis montraient une grande variabilité (de 1-5 ou 6 ou de 2-6) pour 11 critères sur 15.

Compte tenu du haut niveau d’expertise requis pour faire partie du groupe d’experts et malgré le faible effectif (6) qui respecte les préconisations pour la mise en œuvre de l’« elicitation » d’experts (6-12 participants), ces résultats ne peuvent qu’interpeler le lecteur et peuvent être pris comme confirmation de l’influence des aspects procéduraux sur le résultat de l’expertise, qu’ils soient issus des agences ou propres à chaque comité.

Commentaire

De nombreux auteurs se sont exprimés sur la scientificité ou non des processus institutionnels d’évaluation des risques et ont mis en avant différents aspects pouvant l’affecter, depuis le choix des experts jusqu’aux procédures suivies, en passant par des pressions politiques qui peuvent influencer les conclusions. Je conseille vivement de lire la publication de Laura Maxim, dans son intégralité, pour s’en convaincre.

J’insisterai, en conclusion, sur le contexte actuel, que je qualifierai d’inédit. Il y aurait une sensibilité accrue des citoyens, de plus en plus informés des risques encourus de par la diversité des substances chimiques néfastes pour la santé auxquelles ils peuvent être exposés. Celle-ci ne peut être évacuée comme non-scientifique, car seul un débat sociétal peut définir le risque acceptable. Mais, il y a aussi des modifications sur les principes du droit, bien plus exigeants, qui ont fait que la justice administrative a rendu récemment des décisions invalidant les avis de l’Anses. Ne serait-il pas opportun de renouveler (au moins y réfléchir) la manière de conduire les expertises ?


Publication analysée :

* Maxim L. Procedural infuences on scientific advisory work. Journal of Environmental Planning Management 2019 ; 62 : 229-47. Doi : 10.1080/09640568.2017.1407299

1 Malgré le classement par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) en cancérogène 2a, l’Anses continue à s’inscrire dans les suites des conclusions de l’EFSA, qui le classe en catégorie 3 !

2 L’EFSA, comme l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA) ont rendu des rapports successifs sur le BPA, niant tout risque au vu des expositions modélisées, alors que l’Anses, en 2013, reconnaissait l’existence de risques pour les femmes enceintes et les foetus.

3 Je préfère conserver le terme anglais, totalement intraduisible en français, mal rendu tant par « sollicitation » que comme « incitation à ».