ANALYSE D'ARTICLE

Exposition à la lumière la nuit et cancers du sein et de la prostate : étude en population générale à Madrid et Barcelone

Cette étude dans les deux principales villes d’Espagne contribue à combler le manque d’informations sur le lien entre l’exposition environnementale à la lumière artificielle la nuit et les cancers hormonodépendants. Ses résultats indiquent un effet propre de la lumière bleue, mais ils sont à interpréter avec prudence, la méthode utilisée pour évaluer l’exposition étant perfectible.

Lorsque le travail posté perturbant le rythme circadien a été classé dans le groupe des agents probablement cancérogènes par le Centre international de recherche sur le cancer (en 2007), les preuves épidémiologiques concernaient essentiellement le cancer du sein. Les pistes mécanistiques incluaient l’altération de la sécrétion nocturne de mélatonine, du cycle activité-sommeil et de l’expression des gènes « horloges ». Des études sur d’autres localisations cancéreuses ont été réalisées depuis, dont certaines ont identifié un excès de risque modeste de cancer de la prostate chez les travailleurs de nuit. Les travaux sur la mélatonine ont mis en évidence son activité oncostatique sur le tissu tumoral mammaire, ainsi que la capacité particulière de la lumière bleue (« bas » du spectre visible : longueur d’onde inférieure à 500 nm) à inhiber sa sécrétion.

L’éclairage urbain trouble l’obscurité nocturne naturelle, favorise l’allongement de la période d’activité, et tend à devenir plus brillant et riche en lumière bleue avec la généralisation des systèmes d’éclairage public à LED (diodes électroluminescentes). Dans ce contexte, il est important d’examiner le lien entre l’exposition à la lumière artificielle la nuit (ALANpour artificial light at night) et l’incidence des cancers en population générale. Quelques études, de type écologique, établissent une corrélation géographique entre l’exposition à l’ALAN et le taux d’incidence des cancers du sein et, plus rarement de la prostate, en divers lieux. Elles reposent presque exclusivement sur des données fournies par des satellites du programme DMSP-OLS (U.S. Air Force Defense Meteorological Satellite Program-Operational Linescan System) qui peuvent cartographier l’intensité lumineuse nocturne à une résolution de 5 km, mais ne sont pas équipés d’un système d’analyse spectrale.

D’autres images, prises par les astronautes à bord de la station spatiale internationale (SSI) au-dessus de Madrid (en 2012) et de Barcelone (en 2013) ont été exploitées pour estimer l’exposition à l’ALAN extérieure dans cette étude, qui a aussi considéré l’exposition intérieure (luminosité de la chambre à coucher).

Présentation

Les auteurs ont précédemment rapporté une relation entre le travail de nuit et le risque de cancers du sein et de la prostate dans l’Estudio Español Multicaso-Control (MCC-Spain : étude cas-témoin multicentrique sur cinq types de cancers fréquents, population recrutée dans 12 régions d’Espagne entre 2008 et 2013). Pour cette nouvelle analyse limitée aux villes de Madrid et Barcelone, seuls les sujets n’ayant jamais travaillé de nuit ont été inclus (380 cas de cancer du sein [490 témoins] et 359 cas de cancer de la prostate [544 témoins]). Le questionnaire de la MCC-Spain (administré en face à face) interrogeait notamment sur l’ambiance lumineuse durant les heures de sommeil, permettant d’estimer l’exposition à l’ALAN intérieure (quatre propositions : chambre totalement noire, presque totalement, faiblement éclairée ou claire, les sujets de plus de 40 ans étant invités à se référer à cet âge moyen de la vie adulte). Le traitement des images à haute résolution (environ 30 m) des deux villes de nuit, prises avec un appareil capturant trois bandes spectrales (rouge, vert et bleu) a permis de construire deux indicateurs de l’exposition à l’ALAN extérieure, l’un reflétant le niveau de l’intensité lumineuse, l’autre la quantité de lumière bleue. L’exposition a été allouée à l’adresse de plus longue résidence. La mobilité résidentielle était faible dans l’échantillon de population analysé (les sujets étaient généralement restés plus de 30 ans à l’adresse de référence et il s’agissait de l’actuelle pour plus de 80 % d’entre eux), mais les auteurs reconnaissent le risque d’erreur de classement lié aux déménagements, et surtout au caractère subjectif de l’estimation de l’exposition à l’ALAN intérieure, et à la disponibilité limitée des images satellites. Toutefois, ni Madrid ni Barcelone n’ont fait l’objet de modifications majeures de l’éclairage urbain entre 2001 et 2014.

En contrepartie, les informations recueillies dans la MCC-Spain ont permis de prendre en compte de nombreuses variables individuelles et d’effectuer des analyses stratifiées par sous-types tumoraux (trois catégories d’hormonosensibilité pour le cancer du sein et deux catégories d’agressivité [score de Gleason] pour celui de la prostate). Le modèle complet était ajusté sur l’âge, la ville, l’indice de masse corporelle, le statut socio-économique (indice composite sur la base de la profession et du niveau d’études du sujet et de ses parents), le tabagisme, le chronotype (matin, intermédiaire, soir) et les antécédents familiaux de cancer au premier degré (prostate ou sein, le modèle pour le cancer du sein incluant également le statut ménopausique). L’effet de l’exposition à chaque type de lumière a été estimé en tenant compte du niveau des deux autres (ajustement mutuel).

Principaux résultats

Le risque de cancer de la prostate apparaît associé à l’exposition à l’ALAN intérieure et à la lumière bleue extérieure. En prenant pour référence le groupe des sujets déclarant dormir dans le noir complet, l’odds ratio (OR) est égal à 2,79 (IC95 : 1,55-5,04) dans le groupe dormant dans une chambre claire. L’OR dans le dernier tertile d’exposition à la lumière bleue extérieure est égal à 2,05 (1,38-3,03). En revanche, l’association avec l’intensité lumineuse est négative (dernier versus premier tertile : OR = 0,56 [0,38-0,84]).

L’étude indique également un effet de l’exposition à la lumière bleue sur le risque de cancer du sein (OR = 1,47 [1-2,17]) qui n’apparaît pas influencé par l’intensité lumineuse tandis qu’une association inverse avec l’exposition à l’ALAN intérieure se dessine (OR = 0,77 [0,39-1,51]). Une analyse dans la population totale éligible de la MCC-Spain (sujets n’ayant jamais travaillé de nuit : 1 219 cas de cancer du sein [1 385 témoins] et 623 cas de cancer de la prostate [879 témoins]) retrouve une influence de la clarté de la chambre à coucher sur le risque de cancer de la prostate (OR = 1,80 [1,18-2,76]) mais pas du sein (OR = 0,94 [0,39-1,51]).

Cette observation demande à être confirmée par des études mesurant objectivement l’intensité lumineuse de la chambre au cours du sommeil. Les effets apparemment divergents de l’exposition à la lumière extérieure selon qu’il s’agit de la totalité du spectre visible ou de son contenu bleu nécessitent aussi confirmation et explication. La modélisation de l’exposition résidentielle à l’ALAN doit progresser, en intégrant l’influence de la composition de l’aérosol atmosphérique et celle de facteurs au sol qui peuvent favoriser ou faire obstacle à la diffusion horizontale de la lumière et à sa pénétration dans les logements (hauteur des immeubles, arbres, volets, etc.). Les données fournies par des satellites équipés d’instruments d’analyse spectrale sont précieuses, mais il pourrait y avoir de grandes différences entre la lumière émise ou réfléchie en direction des capteurs et celle qui atteint la rétine, surtout au cours du sommeil, quand les paupières la filtrent.

 


Publication analysée :

* Garcia-Saenz A1, Sánchez de Miguel A, Espinosa A, et al. Evaluating the association between artificial light-at-night exposure and breast and prostate cancer risk in Spain (MCC-Spain Study). Environ Health Perspect 2018 ; 126 : 047011. doi : 10.1289/EHP1837

1 ISGlobal (Barcelona Institute for Global Health), Barcelone, Espagne.