ANALYSE D'ARTICLE

Exposition prénatale et durant l’enfance au triclosan et adiposité à l’âge de 8 ans

S’appuyant sur les données d’une cohorte de naissances états-unienne incluant la mesure répétée des concentrations urinaires de triclosan, cette étude ne soutient pas l’hypothèse d’un effet obésogène de l’exposition précoce à cette substance.

Utilisé pour ses propriétés antimicrobiennes, le triclosan est retrouvé dans des produits d’hygiène et de soins tels que savons, gels douche, déodorants, dentifrices et bains de bouche, mais aussi dans des ustensiles de cuisine, des articles en textile, des jouets, des sacs poubelle, etc. Lors du cycle 2003-2004 de l’enquête nationale de santé aux États-Unis (National Health and Nutrition Examination Survey), il était détectable dans les urines d’environ 75 % des adultes et enfants de plus de 6 ans. Le taux de détection dépassait 85 % dans un échantillon de femmes enceintes.

Deux effets du triclosan observés chez l’animal – altération de la composition du microbiote intestinal et perturbation de l’homéostasie des hormones thyroïdiennes – incitent à examiner le rôle potentiel de l’exposition à ce biocide dans l’augmentation de la prévalence de l’obésité infantile. Deux analyses antérieures dans des cohortes mères-enfants ne montrent pas de relation entre les concentrations urinaires maternelles et, pour l’une (n’ayant inclus que des garçons) le poids jusqu’à l’âge de 3 ans, pour l’autre (dans les deux sexes) le pourcentage de masse grasse déterminé entre les âges de 4 et 9 ans. Toutefois le risque d’erreurs de classement (réduisant la capacité à détecter des associations) était élevé dans ces travaux fondés sur une mesure ponctuelle (échantillon d’urine collecté au deuxième ou troisième trimestre de la grossesse), étant donné la brève demi-vie du triclosan dans l’organisme (environ 21 h) et le caractère volontiers épisodique de l’exposition. De plus, seule la période de vie in utero avait été considérée alors que d’autres fenêtres d’exposition pourraient être pertinentes.

Nouvelle analyse dans la cohorte HOME

Plus de 400 femmes enceintes de la région de Cincinnati (Ohio, États-Unis) sont entrées dans la Health Outcomes and Measures of the Environment (HOME) Study entre mars 2003 et janvier 2006, dont 389 ont donné naissance à un enfant unique vivant. Le plan de suivi incluait la collecte de deux échantillons d’urine durant la grossesse (autour de 16 et 26 semaines d’aménorrhée), puis le recueil des urines de l’enfant à chaque visite annuelle entre les âges d’1 et 5 ans, et finalement à 8 ans, âge auquel différents paramètres anthropométriques étaient mesurés (taille, poids, tour de taille, pourcentage de masse grasse [impédancemétrie]) et un nouveau questionnaire était administré, complétant les données sociodémographiques et comportementales/de mode de vie recueillies à l’inclusion.

La visite de suivi finale a été complétée par 218 enfants (119 filles et 99 garçons). La prévalence du surpoids ou de l’obésité (indice de masse corporelle [IMC] converti en z-score âge et sexe-spécifique atteignant ou dépassant le 85e percentile) était de 26 %. Le z-score d’IMC moyen et les deux autres indicateurs d’adiposité considérés (tour de taille et pourcentage de masse grasse) étaient influencés par la modalité d’accouchement (valeurs plus élevées en cas de césarienne que d’accouchement par voie basse), l’âge maternel, l’ethnicité, et les niveaux d’études et de revenu (valeurs plus élevées chez les enfants de mères jeunes, noires, et socio-économiquement défavorisées). Quatre autres covariables maternelles sélectionnées par la méthode des graphes orientés acycliques (le statut marital, l’IMC, la prise de compléments vitaminiques durant la grossesse et la concentration de cotinine sérique [marqueur du tabagisme]) ont été ajoutées au jeu de covariables contrôlées pour l’analyse de la relation entre l’exposition au triclosan et le z-score d’IMC. Un ajustement supplémentaire sur l’âge de l’enfant a été effectué pour les analyses avec les deux autres indicateurs d’adiposité.

Les auteurs ont distingué l’exposition actuelle (concentration urinaire à l’âge de 8 ans), en période prénatale (moyenne des deux mesures maternelles), et durant la petite enfance pour 212 participants avec au moins une mesure entre les âges d’1 et 5 ans (une : 14 enfants ; sinon moyenne de deux [n = 24], trois [n = 33], quatre [n = 58] ou des cinq [n = 83] mesures). Les concentrations maternelles étaient plus élevées (médiane : 15 ng/mL) que les concentrations chez l’enfant (valeurs médianes : 9 ng/mL [période 1-5 ans] et 10 ng/mL [à l’âge de 8 ans]).

Pas d’association apparente

Quelle que soit la période considérée, l’exposition au triclosan n’est pas associée aux indicateurs d’adiposité. Bien que l’effet modificateur du sexe ne soit pas significatif, la stratification fait apparaître une tendance unidirectionnelle (relation inverse entre l’exposition aux trois périodes et les trois indicateurs) dans la sous-population des filles. Sans atteindre le seuil de signification statistique, les estimations les plus fortes sont observées avec l’exposition prénatale après ajustement sur l’exposition ultérieure. La multiplication par 10 de la concentration urinaire maternelle moyenne (log-transformée et standardisée sur la créatinine) est ainsi associée à une diminution de 0,13 écart-type du z-score d’IMC (IC95 : - 0,42 à + 0,15), d’1,7 cm du tour de taille (- 4,2 à + 0,7) et de 0,6 % de la proportion de masse grasse (- 2,7 à + 1,3).

Les résultats sont robustes à plusieurs analyses de sensibilité : exclusion des enfants nés avec un faible poids pour l’âge gestationnel ou de mères ayant eu une grossesse compliquée par une hypertension artérielle gravidique ou un diabète gestationnel, prise en compte de covariables supplémentaires (allaitement, indicateurs d’activité physique et de régime alimentaire construits à partir des réponses au questionnaire final [heures passées à regarder la télévision ou à jouer à l’extérieur et fréquence de consommation de fruits, légumes et poisson]). L’effet estimé de l’exposition prénatale ne varie pas notablement après ajustement sur les concentrations urinaires maternelles d’autres substances potentiellement obésogènes mesurées dans la cohorte : le bisphénol A, des phtalates (somme de quatre métabolites du diéthylhexylphtalate [DEHP], composés individuels [MBzP, MEP, MCPP, MnBP, MiBP]), l’acide perfluoro-octanoïque (PFOA) et un polybromodiphényléther (PBDE-47).

 

Commentaires

L’article de Kalloo et al. est d’une remarquable qualité scientifique, probablement l’un des meilleurs publiés sur le sujet à ce jour. C’est un aboutissement d’efforts soutenus de la part des contributeurs (nombreuses publications antérieures sur le sujet), en particulier pour valider l’estimation de la dose interne de triclosan.

Bien sûr, l’étude n’est pas parfaite, aucune étude épidémiologique ne l’est. Les reproches que l’on peut lui faire sont d’abord une discussion insuffisante de la pauvreté des données de consommation des aliments, ce qui est gênant pour une étude qui s’intéresse à la masse grasse des personnes. Les auteurs l’admettent, mais ne vont pas plus loin, ils ne discutent pas dans quelle mesure cette faiblesse peut biaiser les résultats. Ils ne discutent pas non plus le fait que les critères d’inclusion des personnes dans l’étude sont très sélectifs, ce qui est méthodologiquement raisonnable mais aboutit à exclure de fait les segments les plus défavorisés de la population. Par exemple, les sujets ayant une connaissance insuffisante de l’anglais, qui sont en principe les plus défavorisés et les plus à risque d’obésité, sont exclus de l’échantillon. Il y a donc un potentiel problème de validité externe.

Les références mentionnées et discutées permettent par ailleurs de rappeler une évidence trop souvent oubliée : les processus se déroulant sur le temps long, comme la constitution et l’évolution des masses grasses de l’organisme, ne peuvent être appréhendés valablement par des études transversales.

Au-delà de ses mérites scientifiques, l’article présente une particularité, le fait que les auteurs indiquent clairement que les résultats observés vont à l’encontre de leurs hypothèses de travail (« Nous nous attendions à observer une adiposité plus marquée chez les enfants présentant des concentrations urinaires de triclosan plus élevées chez la mère ou dans la première enfance »). L’équipe à l’origine de ces travaux a par ailleurs observé une association positive entre les concentrations urinaires de phtalates chez la mère et une altération du quotient intellectuel [1]. On peut saluer l’honnêteté intellectuelle et la rigueur de ces chercheurs.

L’ensemble soutient la conclusion que l’on ne peut se passer d’études épidémiologiques bien conduites et spécifiques à chaque composé (ou congénère) pour évaluer les dangers et les risques des perturbateurs endocriniens en population humaine.

Denis Bard

1. Factor-Litvak P, Insel B, Calafat AM, et al. Persistent associations between maternal prenatal exposure to phthalates on child IQ at age 7 years. PloS one 2014 ; 9(12) : e114003.

 


Publication analysée :

* Kalloo G1, Calafat AM, Chen A, Yolton K, Lanphear B, Braun JM. Early life triclosan exposure and child adiposity at 8 years of age: a prospective cohort study. Environ Health 2018 ; 17 : 24. doi : 10.1186/s12940-018-0366-1.

1 Department of Epidemiology, Brown University, Providence, États-Unis.