Fondements scientifiques

Concepts

Yorghos Remvikos

Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines
Versailles

Volume 19, numéro 5, Septembre-Octobre 2020

Télécharger le PDF de l'analyse

ANALYSE D'ARTICLE

Faire science en société, une pensée originale et profonde, plutôt méconnue en France

Dans la publication dont il est question ici, Sheila Jasanoff, qui a contribué à l’institutionnalisation des Science and Technology Studies (STS)1 aux États-Unis, part d’une analyse critique de la « Société du Risque » d’Ulrich Beck2 pour déployer certains aspects de ses travaux, en particulier appliqués aux interfaces sciences-décision ou sciences-société. Bien sûr, comme elle insiste elle-même, sa trajectoire et expérience de vie personnelle, celle d’une femme, d’origine indienne, ayant vécu aux États-Unis depuis plus de 60 ans, n’est pas sans conséquences. L’article, passant par l’introduction de cinq concepts clés, propose une interview de Sheila Jasanoff, lui permettant de préciser la teneur et portée de sa pensée. Sa critique d’Ulrich Beck évoque son ethnocentrisme européen, universalisant, qui le conduit par ailleurs à défendre le dépassement des États-nations, au profit d’une gouvernance transnationale, susceptible de s’attaquer aux risques globaux. « Beck construit une représentation de la réalité et celle-ci fonctionne ensuite comme si c’était la réalité. C’est un problème classique de réification », dit-elle. Néanmoins, elle accorde que « ce qui compte pour Beck ce sont les effets secondaires, non intentionnels et largement imprévisibles des nouvelles techniques. Comment gouverner les risques que l’on ignore ? Le principe de précaution constitue la réponse de l’Europe – et particulièrement de la France avec son introduction dans la Constitution –, même s’il reste très contesté ».

Le texte est tellement riche que je suis obligé de faire des choix qui pourraient m’être reprochés comme réducteurs. Partons du concept de coproduction, inscrit dans une compréhension constructiviste de la science, loin de représenter une version de la classique « co-construction » de solutions. Il porte sur « les processus simultanés par lesquels les sociétés modernes forment leurs compréhensions épistémique et normative du monde ». Plus loin, l’auteure insiste sur le fait que dans la communauté des STS, la coproduction s’entend à la fois des connaissances et de l’ordre social, contre la séparation étanche entre données et valeurs du positivisme logique.

Dès 1990, dans son ouvrage « The Fifth Branch. Science Advisers as Policymakers », elle distingue la notion de science règlementaire, dont elle propose l’analyse, comme domaine distinct de production scientifique. « Les lignes directrices et les normes techniques qui définissent ses normes de preuve sont négociées dans des espaces hybrides où interviennent aussi des logiques réglementaires et économiques. » Le travail de démarcation débuterait avec le rapport du National Research Council de 1983 (le fameux livre rouge), qui « [...] place l’expertise scientifique du côté de la science, conférant donc à l’évaluation des risques l’autorité culturelle de celle-ci ».

Sheila Jasanoff est aussi la fondatrice du Science and Democracy Network, d’où la question de l’interviewer sur la participation (sous-entendue des publics et des parties prenantes). Source de controverses régulières en France, où la participation peine à dépasser le stade d’alibi ou reste limitée à une compréhension instrumentale, elle rappelle que le terme participation était un « buzzword » déjà dans les années 1970. Dans le monde anglo-saxon et, plus particulièrement aux États-Unis, on lui préfère le terme « engagement citoyen » : « [D]ans ce cadre, l’engagement du public conditionne la capacité de problématisation, la capacité à revisiter/redéfinir le problème considéré ». « Ou bien aussi quand l’engagement du public cesse d’être un objet de réflexion critique et devient un outil au service de l’acceptation de la technique. Qui contrôle le futur ? Qui contrôle le droit d’imaginer ? Qui contrôle le discours ? » En somme, la question « dans quel monde nous souhaitons vivre ? » reste totalement occultée. « Il est essentiel d’explorer les dimensions normatives des sciences et des techniques en se défaisant tout d’abord de l’illusion de la neutralité de la technique. » Nous sommes loin ici de l’injonction à participer des pouvoirs publics français, généralement à des décisions élaborées par avance et sans tenir compte des rapports de domination et pouvoir dans lesquels elles s’inscrivent. Le débat pourrait s’ouvrir à des conceptions plurielles de la « vérité ». Sur ce point, l’auteure souligne que « [l]e terme post-vérité est trompeur car il repose sur plusieurs prémisses qui sont elles-mêmes fausses. [...], il laisse penser que, concernant des problèmes complexes, il y aurait une vérité unique, fondée sur les faits objectifs scientifiquement établis, et indépendante d’un système de valeurs. C’est méconnaître à la fois l’épistémologie mais aussi les pratiques de la science réglementaire ».

Commentaire

Devant l’importance du propos et sa résonance contre des conceptions empreintes de positivisme, façon Auguste Comte, encore largement répandues en France, pour ne pas trahir la pensée de S. Jasanoff, j’ai préféré recourir à de nombreuses citations directes.

Dans un contexte de crise de l’expertise institutionnelle3, contestée non pas par un « public » générique, mais bien par une partie du monde scientifique, ses travaux pourraient fournir des pistes de réflexion à des débats plus apaisés. J’espère avoir donné envie de prendre connaissance de son œuvre, par ailleurs très peu traduite en français.

N.B. J’attire l’attention du lecteur sur quelques difficultés liées à des choix de traduction et notamment le terme « agence », supposé représenter l’anglais « agency » ; il aurait été préférable d’offrir, comme alternative, celui de pouvoir d’agir, plus courant en France et au Québec.


Publication analysée :

* Jasanoff S, Joly PB. Sheila Jasanoff : au-delà de la société des risques, faire science en société. Natures Sciences Sociétés 2020 ; 27(4) : 452-9. Doi : 10.1051/nss/2020011

1 L’acronyme STS a été maintenu en français, comme sciences, technologies et société.

2 Ouvrage publié en 1986, peu de temps avant la catastrophe de Tchernobyl ; sa thèse concernant une nouvelle phase de la modernité a eu un grand retentissement.

3 Je fais référence à un récent communiqué de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) dans les suites du retrait d’un consortium chargé de l’expertise sur la cancerogénicité du glyphosate.