ANALYSE D'ARTICLE

Incertitude climatique et élaboration des politiques – que veulent savoir les décideurs ?

Il existe aujourd’hui un large consensus autour de la réalité du changement climatique et de la responsabilité des activités humaines dans ce phénomène. Pourtant, une minorité de « think-tanks » et de chercheurs individuels, souvent soutenus financièrement par des groupes d’intérêts industriels, continue de contester ce consensus, avec une remarquable efficacité qui peut étonner.

Cet article, dont l’auteur est un conseiller scientifique du gouvernement britannique, passe en revue la littérature concernant l’utilisation des preuves et de l’incertitude scientifiques dans les politiques publiques. Il analyse également en détail les différents rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et notamment la place donnée au traitement de l’incertitude dans ces documents. Il vise à établir les raisons pour lesquelles les domaines où les décisions sont les plus étroitement dépendantes de la connaissance scientifique, tel celui du changement climatique, sont paradoxalement souvent les plus contestés.

Certains scientifiques pensent que tout le problème vient du fait que les décideurs ou le public ne comprennent pas les incertitudes scientifiques, alors que les scientifiques les comprennent parfaitement. Ceci est une vision naïve : il est loin d’être certain qu’il soit possible d’obtenir une « certitude sur l’incertitude ». Par exemple, il n’y a pas véritablement d’accord entre les climatologues sur la signification réelle des intervalles quantitatifs d’incertitude avancés dans les modèles du GIEC. Certains pensent même que la notion d’incertitude scientifique n’a pas la même signification dans les sciences naturelles, les sciences sociales et les sciences humaines. A contrario, la plupart des décisions publiques (et privées !) sont prises en situation d’incertitude. Mais dans des domaines tels que l’économie, par exemple, il est tacitement admis que les choix reposent sur des différences fondamentales de valeurs. Ce qui diffère dans les domaines où la décision est liée à la connaissance scientifique est le statut d’autorité donné aux experts, statut souvent incarné dans des institutions publiques comme le GIEC ou les agences. Or, dans ces domaines également, il y a des différences d’intérêts et de valeurs, qui, faute de pouvoir être exprimés comme tels, se traduisent en désaccords ostensibles sur les preuves scientifiques avancées par les experts. Il y a alors une utilisation politique des incertitudes.

Dans les différents rapports du GIEC, la place donnée au traitement de l’incertitude a été de plus en plus importante et complexe. Cela partait d’une bonne intention : détailler et expliquer les incertitudes liées aux prévisions faites sur l’évolution du climat, les causes des changements et leurs impacts. Cette (trop) grande importance accordée à l’incertitude a été contre-productive. Elle a entraîné une confusion chez les publics cibles et a laissé une marge de manœuvre aux « semeurs de doute » pour faire grandir le scepticisme. Les modèles de changement climatique étant devenus de plus en plus complexes, paradoxalement, les incertitudes associées se sont accrues. Pour les profanes et les décideurs non-experts, cela semble contre-intuitif, et c’est une source de confusion supplémentaire. Alors que les scientifiques visaient la plus grande transparence, ils ont au contraire « brouillé le message ».

Chaque fois que la science joue un rôle majeur dans l’orientation des politiques publiques, les preuves scientifiques sont ou seront contestées et cela doit être anticipé. Lorsque cela se produit, les scientifiques doivent être prêts à écouter les points de vue différents, engager le dialogue et ne pas se replier sur la défensive. Mais il est essentiel que ce dialogue soit engagé avec les profanes et les décideurs politiques et surtout ne soit pas limité à des affrontements entre experts avec les scientifiques sceptiques.

Ce que les décideurs politiques attendent des scientifiques du changement climatique, c’est un éclairage sur ce que nous savons, et non une quantification détaillée de l’incertitude sur des allégations. Il existe des données observationnelles irréfutables sur l’augmentation des températures, l’élévation du niveau de la mer, la fonte généralisée de la neige et de la glace. De plus, la physique de base de l’effet de serre est bien établie et n’est pas contestée. Par conséquent, les scientifiques du changement climatique devraient être plus audacieux en affirmant ces choses que « nous savons que nous savons ».

Par contre, la seule science du climat ne justifie pas nécessairement toute action de lutte contre le changement climatique ou de prévention de ses conséquences. Il existe de nombreuses possibilités pour gérer la prise de décision face à l’incertitude. Par exemple, le principe de précaution peut être appliqué ; ou on peut choisir des stratégies résilientes face à une gamme de scénarios différents ; ou des stratégies adaptatives peuvent être choisies, qui peuvent être modifiées au fur et à mesure que nous en apprendrons davantage. Les décideurs peuvent gérer les risques comme une combinaison de la probabilité qu’un événement se produise et des conséquences de cet évènement. Le risque lié aux événements à faible probabilité et à fort impact doit ainsi pouvoir lui aussi être traité. Mais quoi qu’il en soit, la décision est un processus irréductiblement social et politique dans lequel la communauté scientifique n’est qu’un des acteurs, même si c’est un acteur important.

Commentaire

Cet article porte sur l’exemple du changement climatique, mais la plupart des observations et recommandations faites par l’auteur pourraient assez facilement être étendues à bien d’autres thématiques, dans le champ de la santé environnementale (choix énergétiques, utilisation des pesticides, transports, etc.) ou même dans d’autres domaines (politiques vaccinales, etc.). Pour ce qui est du climato-scepticisme proprement dit, il a probablement conservé plus de vigueur dans le monde anglo-saxon que dans notre pays. Ceci est sans doute lié aux positions politiques adoptées par les républicains américains, les conservateurs australiens et quelques autres. L’article évoque aussi le retentissement de certaines « affaires », comme le « climate-gate » (révélations de la manipulation apparente des données contenues dans les courriels piratés de la Climatic Research Unit [CRU] de l’université d’East Anglia fin novembre 2009) ou les erreurs relevées dans certains rapports du GIEC, qui sont passées relativement inaperçues chez nous alors qu’elles semblent avoir entraîné une perte durable de confiance du grand public anglophone dans la parole des experts du climat.


Publication analysée :

* Meah N. Climate uncertainty and policy making – what do policy makers want to know? Reg Environ Change 2019 ; 19 : 1611-21. Doi : 10.1007/s10113-019-01492-w