ANALYSE D'ARTICLE

Incidence des cancers de l’adulte autour des centrales nucléaires françaises : étude écologique multisites

Première investigation du risque de cancer dans la population adulte résidant à proximité d’une centrale nucléaire en France, cette étude couvre sept installations et 12 types de diagnostics. Elle n’indique pas d’excès de risque d’hémopathie maligne ni de cancer solide, à l’exception de celui de la vessie. À l’inverse, un déficit d’incidence du cancer de la thyroïde apparaît chez les femmes. Ces observations restent à expliquer.

L’impact potentiel des installations nucléaires sur la santé des populations riveraines est un sujet d’inquiétude en France métropolitaine où 19 centres nucléaires de production d’électricité (CNPE) sont implantés. Le pays est doté d’un programme de surveillance des cancers pédiatriques (0-15 ans) autour des CNPE, mais l’équivalent n’existe pas pour la population plus âgée. D’une manière générale, en France et ailleurs, les études sur l’incidence des cancers à proximité de centrales nucléaires sont focalisées sur les leucémies de l’enfant, d’où l’intérêt de cette première analyse du risque de cinq cancers solides et de sept hémopathies malignes dans la population des jeunes de plus de 15 ans et des adultes habitant une commune située à moins de 20 km d’un CNPE (la mairie étant le point de repère).

Zones étudiées et leurs spécificités

Fondée sur les données d’incidence du réseau français des registres de cancers (FRANCIM) pour la période 1995-2011, l’étude est restreinte aux communes couvertes par de tels registres, autour des CNPE du Blayais, Bugey, Chooz, Civaux, Fessenheim, Flamanville et Saint-Alban. La couverture de la zone entourant le CNPE de Saint-Alban est partielle étant donné sa situation aux confins de l’Isère (pourvue d’un registre) et de trois départements sans registre. Seules les communes d’Isère situées à moins de 20 km de l’installation du Bugey (dans le département limitrophe de l’Ain) ont pu être incluses, mais la zone considérée a été étendue pour intégrer l’installation voisine de Creys-Malville (CNPE démantelé). De même, la zone prise en compte autour de Flamanville couvre les communes situées dans un rayon de 20 km autour de ce site et/ou du centre de retraitement voisin de La Hague, les émissions de l’une et l’autre installation auxquelles la population locale peut être exposée étant impossibles à distinguer.

Au total, 337 communes ont été incluses, représentant 66,8 % de la population adulte (plus de 445 000 personnes) résidant dans un rayon de 20 km autour des sept CNPE, dont deux (Chooz et Fessenheim) sont situés à proximité de pays frontaliers (respectivement la Belgique et l’Allemagne). Pour six CNPE, les registres départementaux fournissaient les données d’incidence des 12 pathologies étudiées : les cancers du sein (chez la femme uniquement), de l’ovaire, de la thyroïde, du système nerveux central et de la vessie, le lymphome diffus à grandes cellules B, le lymphome folliculaire, la leucémie/lymphome lymphoblastique à cellules (B ou T) précurseurs, le myélome multiple/plasmocytome, la leucémie lymphoïde chronique/lymphome à petits lymphocytes, la leucémie aiguë myéloïde et la leucémie myéloïde chronique. Seules les données d’incidence des cancers de la thyroïde étaient disponibles autour du CNPE de Chooz, le registre des Ardennes n’étant pas général mais spécialisé.

Analyses et résultats

Un modèle de régression de Poisson a été utilisé pour estimer le risque relatif (RR) de chaque type de cancer dans la population d’étude en référence aux taux d’incidence nationaux par classe d’âge (groupes de cinq ans) et par sexe sur la période 1995-2011. Les données de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) issues des recensements des années 1999, 2006 et 2008 (interpolation diagonale pour l’année 2002) ont été utilisées pour répartir la population de façon adéquate selon l’âge et le sexe.

Le modèle prenait en compte 10 facteurs de confusion potentiels, à l’échelle de la commune : la consommation de tabac (indicateur : données d’incidence des cancers du poumon, du larynx et des voies aérodigestives supérieures [VADS]), la consommation d’alcool (cancers du foie, du larynx et des VADS incluant l’œsophage), le score de défaveur sociale (version française de l’European Deprivation Index), l’indice d’urbanisation (nomenclature de l’Insee), la densité de population (Insee), l’exposition aux pesticides (pourcentage de surfaces agricoles [vergers, vignes, grandes cultures] sur le territoire communal), la présence d’industries polluantes (nombre de sites contaminés sur le territoire communal [source : base de données Basol]), l’exposition au trafic routier (proportion du territoire couvert par des routes principales et autoroutes), au benzène (concentration atmosphérique moyenne annuelle [sources : Associations agréées de surveillance de la qualité de l’air – Aasqa]) et la densité de lignes à très haute tension (surface de la commune dans les 50 m autour d’une ligne de tension ≥ 225 kV).

Les analyses indiquent un excès de risque de cancer de la vessie dans les deux sexes : RR égal à 1,08 (IC95 : 1-1,17) chez les hommes et 1,19 (IC95 : 1,02-1,39) chez les femmes. Un déficit d’incidence est en revanche observé pour le cancer de la thyroïde chez les femmes : RR = 0,86 (0,77-0,96). Concernant les hémopathies malignes, une seule association émerge, négative avec la leucémie lymphoïde chronique/lymphome à petits lymphocytes (RR = 0,86 [0,76-0,98] dans la population des deux sexes).

L’excès de cancer de la vessie n’est plus significatif après exclusion de la zone de Flamanville-La Hague (RR = 1,04 [0,95-1,14] chez les hommes et 1,08 [0,90-1,30] chez les femmes), ce qui suggère le rôle de facteurs propres à cette zone, qui pourraient être liés à l’activité du centre de retraitement (émissions de composés chimiques cancérogènes pour la vessie, notamment d’arsenic). Les auteurs incitent néanmoins à une interprétation prudente de ce résultat qui pourrait être dû à des facteurs de confusion non contrôlés ou être le fruit du hasard. Ils appellent à améliorer la connaissance des caractéristiques et facteurs de risque environnementaux spécifiques à cette zone, en tenant compte de la proximité du centre militaire nucléaire de Cherbourg.

La moindre incidence du cancer de la thyroïde chez les femmes (qui résiste à différentes analyses de sensibilité) reste également à expliquer, les auteurs formulant l’hypothèse d’une spécificité des pratiques médicales concernant les pathologies de la thyroïde autour des sept CNPE. L’observation de corrélations géographiques dans cette étude écologique permet de générer des hypothèses, mais pas d’établir un lien de causalité entre un excès ou un déficit de cancer et l’indicateur d’exposition utilisé (résidence dans une commune située à moins de 20 km d’un CNPE l’année du diagnostic).

 

Commentaires

Cette étude de Santé publique France est la première à s’intéresser à l’incidence des cancers dans la population adulte vivant à proximité d’installations nucléaires, essentiellement des centres nucléaires de production d’électricité (CNPE). Comme peu de départements sont équipés d’un registre d’incidence des cancers, seuls sept CNPE sont concernés par cette étude. Il s’agit d’une étude de type « écologique » qui ne peut permettre d’établir des relations causales entre un facteur d’exposition et la survenue d’une tumeur solide ou d’une hémopathie maligne. La méthodologie déployée est tout à fait pertinente pour ce type d’étude et l’on peut noter que, même en ce qui concerne de facteurs de confusion difficiles à prendre en compte en l’absence de données personnelles, des « surrogates » ont été déployés (à l’exemple de la consommation tabagique estimée à partir des données d’incidence des cancers du poumon ou du larynx).

Les résultats sont dans l’ensemble négatifs sauf pour quelques localisations tumorales comme le cancer de la vessie lorsque la zone incluant à la fois le CNPE de Flamanville, l’usine de retraitement de la Hague et le site militaire de Cherbourg est considérée. En revanche en excluant cette zone il n’y a plus d’élévation du risque ; il devient alors difficile de dire que les personnes habitant à proximité de CNPE ont un risque plus élevé de cancer de la vessie (dernière phrase du résumé). Les auteurs font référence à une possible exposition à l’arsenic, connu comme facteur de risque de la vessie et qui serait présent dans cette zone. En ce qui concerne la baisse de l’incidence des cancers de la thyroïde parmi les personnes « exposées », les auteurs évoquent des différences de pratiques de dépistage, laissant entendre que ces personnes seraient plus dépistées. Cela pourrait être vrai dans une étude de mortalité (diagnostic précoce), mais pas dans une étude d’incidence. On devrait, selon cette hypothèse en observer plus, comme cela a bien été mis en évidence dans les suites de l’accident de Fukushima.

Les auteurs recommandent d’inclure par la suite des relevés dosimétriques. Il semble toutefois difficile d’évoquer une exposition aux rayonnements ionisants émis pas ces installations dans la survenue de cancers. En effet les données connues montrent qu’elles sont tellement faibles (un centième tout au plus de la radioactivité naturelle moyenne en France) qu’elles ne pourraient être à l’origine d’une quelconque augmentation d’incidence. Ce point avait été évoqué dans l’article de C. Sermage-Faure et al [1]. Notons que ces sites industriels ont fait l’objet d’études d’impacts et que les données concernant les rejets chimiques et radiologiques sont accessibles.

Pierre-André Cabanes

1. Sermage-Faure C, Laurier D, Goujon-Bellec S, et al. Childhood leukemia around French nuclear power plants – the Geocap study, 2002-2007. Int J Cancer 2012 ; 131(5) : E769-80. doi: 10.1002/ijc.27425.

Cette brève est tirée de l’article suivant : Desbiolles A, Roudier C, Goria S, et al. Cancer incidence in adults living in the vicinity of nuclear power plants in France, based on data from the French Network of Cancer Registries. Int J Cancer 2018 ; 142 : 899-909. doi : 10.1002/ijc.31116

 

Laurence Nicolle-Mir