ANALYSE D'ARTICLE

L’hypersensibilité électromagnétique :
revue critique des hypothèses explicatives

Trois hypothèses ont été identifiées dans la littérature consultée :

  • l’hypothèse électromagnétique qui considère que les symptômes de l’électro-hypersensibilité (EHS) résultent de l’exposition aux champs électromagnétiques (CEM) ;
  • l’hypothèse cognitive, qui classe l’EHS comme un effet nocebo résultant de fausses croyances sur la nocivité des CEM ;
  • l’hypothèse attributive qui conçoit l’adhésion au diagnostic d’EHS comme une stratégie d’explication de symptômes ressentis préexistants.

L’hypothèse électromagnétique

Elle repose sur deux arguments :

  • les patients eux-mêmes attribuent leurs symptômes à leur exposition aux CEM ;
  • l’apparition puis la multiplication des cas d’EHS sont cohérentes avec l’augmentation récente de l’exposition aux CEM, résultant de la multiplication des technologies et dispositifs de communication sans fil.

La crédibilité de cette hypothèse rencontre cependant des difficultés majeures.

Tout d’abord, sa plausibilité biologique est faible. Les effets biologiques qui ont été démontrés pour les CEM ne peuvent expliquer les symptômes ressentis par les personnes EHS car :

  • leurs conséquences sur la santé sont qualitativement différentes ;
  • les niveaux d’exposition requis pour que de telles conséquences apparaissent sont beaucoup plus élevés que ceux réellement observés dans les environnements quotidiens.

Par exemple, les CEM de haute fréquence ont une capacité démontrée à chauffer la matière organique via la polarisation alternative de molécules d’eau. De tels effets thermiques pourraient conduire à des brûlures superficielles ou profondes, à une opacification du cristallin (cataracte), ou à une hyperthermie générale. Mais ce ne sont pas les symptômes dont se plaignent les personnes EHS et les niveaux d’exposition de la population générale sont très largement insuffisants pour provoquer de tels effets. Les études in vivo et in vitro n’ont pas non plus trouvé de preuves concluantes d’un effet oxydant de l’exposition aux CEM. Il reste donc à l’heure actuelle impossible à expliquer, d’un point de vue biophysique, comment l’exposition aux CEM pourrait provoquer des symptômes EHS.

Par ailleurs, les résultats des études expérimentales « de provocation », consistant à exposer intentionnellement, en double aveugle, des personnes EHS aux CEM afin d’observer leurs réactions ne montrent aucun lien entre cette exposition et les évaluations subjectives des participants (sentiment d’être exposé, nombre et intensité des symptômes, etc.), et pas davantage avec les réponses physiologiques (variabilité de la fréquence cardiaque, température et conductance cutanée, chimie du sang, électro-encéphalographie du sommeil, etc.).

Enfin, les études épidémiologiques environnementales, qui cherchent à évaluer la relation entre l’exposition aux CEM dans la vie quotidienne et les symptômes EHS, ont elles aussi des résultats principalement négatifs.

L’hypothèse cognitive

Dans cette hypothèse, les symptômes EHS sont considérés comme une réponse nocebo à l’exposition perçue aux CEM.

Cette hypothèse se fonde :

  • sur les résultats des études expérimentales, où les réactions des personnes EHS apparaissent souvent en corrélation avec l’exposition perçue et où les réactions des sujets sains à une exposition fictive peuvent être amplifiées par la fourniture d’informations alarmistes sur les effets des CEM sur la santé ;
  • sur les résultats des études environnementales, où les plaintes des sujets apparaissent la plupart du temps indépendamment de l’exposition estimée ou mesurée, mais significativement corrélées à l’exposition perçue. En d’autres termes, plus les sujets EHS croient être exposés, plus ils sont malades, indépendamment de leur exposition réelle.

Par ailleurs, l’effet nocebo est un modèle physiopathologique cohérent qui est sans doute applicable à d’autres intolérances environnementales : aux produits chimiques, aux éoliennes, aux lignes électriques.

Cette hypothèse rencontre cependant elle aussi certaines difficultés.

Tout d’abord, si les résultats expérimentaux démontrent que les réponses nocebo peuvent être induites expérimentalement, et que les personnes EHS y sont sensibles, rien n’indique que les personnes EHS sont plus susceptibles que les autres de produire de telles réponses. Il n’existe pas non plus d’étude longitudinale qui viendrait montrer que la réception d’informations alarmistes à propos des CEM par des sujets préalablement asymptomatiques pourrait conduire à des formes même légères d’EHS. Par exemple, les militants qui militent contre « les ondes » devraient être, selon l’hypothèse cognitive, des candidats de premier ordre pour devenir EHS, puisqu’ils s’inquiètent de la sécurité des CEM, mais ce n’est pas ce que l’on observe. Les seules personnes EHS engagées dans des actions militantes se considéraient déjà comme telles préalablement à leur engagement. D’une manière générale, la prévalence des inquiétudes liées aux CEM dans la population est d’ailleurs très supérieure à celle de l’EHS.

Mais l’argument le plus fort en défaveur de l’hypothèse cognitive est qu’elle ne cadre pas avec les trajectoires des patients : dans la plupart des études qualitatives, ces trajectoires ne commencent pas par la réception d’informations alarmistes sur les effets des CEM sur la santé, mais avec l’apparition d’une maladie pour laquelle l’EHS a fini par apparaître comme une explication. Ceci est logique, car il est assez difficile de savoir quand on est exposé aux CEM, faute de récepteurs sensoriels adaptés. En conséquence, les personnes EHS ont tendance à évaluer leur exposition uniquement lorsqu’elles présentent des symptômes et ressentent le besoin d’une explication. Leurs attributions sont donc essentiellement de nature rétrospective. Sur ce point, l’EHS diffère d’autres intolérances environnementales, en particulier la sensibilité chimique multiple, qui sont déclenchées par des stimuli qui peuvent être perçus sensoriellement, et sont plus susceptibles d’impliquer des mécanismes de conditionnement inconscient.

L’hypothèse attributive

Cette troisième hypothèse conçoit l’EHS comme une stratégie d’adaptation à des conditions préexistantes, qui sont rendus plus faciles à gérer par attribution à l’exposition aux CEM. Plutôt que de se sentir malades parce qu’ils pensent être exposés aux CEM (comme dans l’hypothèse cognitive), les sujets pensent qu’ils sont exposés à des CEM nocifs parce qu’ils se sentent malades et qu’ils cherchent une cause possible.

Dans la plupart des cas, les sujets EHS sollicitent d’abord une aide médicale et ne parviennent pas à obtenir des médecins qu’ils consultent un diagnostic convaincant, permettant un traitement efficace. Aucune cause organique ne peut être trouvée malgré de multiples investigations cliniques. L’absence de diagnostic fait douter les médecins et leur entourage de l’origine organique, voire de la réalité de leurs perceptions somatiques, et soulève la suspicion d’un trouble mental, ce qui les fait se sentir profondément stigmatisés. L’absence de traitement efficace exacerbe les sentiments d’anxiété et d’impuissance envers une condition invalidante. Cela augmente leur réceptivité aux solutions non conventionnelles et explique pourquoi ils envisagent la possibilité d’être atteints d’EHS une fois qu’ils en ont entendu parler. Leur engagement envers l’EHS s’approfondit rapidement : ils continuent à y adhérer malgré ses conséquences négatives, par exemple, le coût financier et social élevé des comportements d’évitement des CEM. Il repose sur le fait que cette attribution est la seule solution qu’ils ont découverte pour comprendre et gérer leur maladie. Ce diagnostic leur apporte des ressources d’adaptation importantes (par exemple, une explication « sans reproche », un moyen de prévoir et de gérer les symptômes, le soutien social des groupes EHS, une identité de victime, etc.).

Cette hypothèse attributive n’est pas spécifique de l’EHS mais concerne de nombreux « syndromes somatiques fonctionnels » à l’étiologie non prouvée (participation à la guerre du Golfe pour le syndrome éponyme, exposition à des produits chimiques pour la sensibilité chimique multiple, infection persistante à Borrelia pour la maladie de Lyme chronique, etc.). Il existe d’autres points communs entre l’EHS et ces syndromes, à savoir, qu’ils touchent principalement les femmes (qui représentent 62 à 95 % des sujets EHS dans les études par questionnaire et sont significativement comorbides avec l’anxiété et la dépression.

La confirmation de l’hypothèse attributive se heurte cependant à certaines limites. Elle repose principalement sur des données d’entretiens qualitatifs, qui sont sensibles à des biais : biais de mémoire (il est plus facile à chacun de se rappeler les faits passés qui sont en rapport avec ses croyances actuelles), biais de désirabilité (les réponses qui sont perçues comme pouvant donner une impression positive à l’enquêteur sont privilégiées), biais de sélection (seuls certains acceptent une entrevue). De plus, les entretiens qualitatifs ne peuvent éclairer qu’indirectement les aspects inconscients de l’activité cognitive : ils sont plus appropriés pour étudier les raisons mises en avant par les sujets plutôt que les véritables causes de leurs croyances et comportements. Leur interprétation reste toujours quelque peu arbitraire. Enfin, les enquêtes qualitatives sont coûteuses et ne peuvent être réalisées que sur de petits échantillons, dont la représentativité ne peut être garantie : les conclusions qui en sont tirées sont sensibles aux aléas du recrutement et difficiles à généraliser.

Par ailleurs, la prévalence de maladies et symptômes médicalement inexpliqués est forte : la prévalence de troubles somatoformes, définis par la persistance de symptômes inexpliqués sur six mois, associée à une incapacité significative ou une détresse psychologique, a été estimée à 6 % dans la population générale, 16 % chez les patients en soins primaires et 33 % en secondaire. Les attributions disponibles pour leur donner un sens sont nombreuses. Comment expliquer que si peu de patients concernés finissent par se diagnostiquer EHS ? Pourquoi eux et pas les autres ? Ces derniers choisissent-ils une autre attribution, acceptent-ils le diagnostic de « syndrome somatique fonctionnel », ou restent-ils privés de toute explication à leurs symptômes ? Pour quelle raison ?

En conclusion, aucune des hypothèses examinées ne s’avérant totalement acceptable, le débat reste ouvert. Différentes pistes pour l’avenir des recherches sont proposées afin de trancher entre les trois hypothèses. Une possibilité à considérer serait également que les trois hypothèses explicatives soient partiellement vraies, mais qu’elles s’appliquent à des formes distinctes d’EHS.

Commentaire

Cette vaste revue de la littérature (110 références) est très intéressante. Elle éclaire en particulier la distinction à faire entre deux mécanismes qui sont probablement confondus, dans l’esprit des non-spécialistes, dans le concept fourre-tout de l’« origine psychologique » : l’induction de symptômes à partir de la connaissance préalable d’une exposition redoutée (hypothèse cognitive, reposant sur un effet nocebo) et l’attribution par le patient de symptômes préexistants à une exposition particulière (hypothèse attributive). L’auteur fait preuve cependant d’une prudence qu’on peut juger excessive en semblant parfois renvoyer les trois hypothèses à une même incertitude : les arguments en faveur de l’hypothèse électromagnétique sont faibles. Notamment, la corrélation temporelle entre la diffusion de technologies « sans fil » et la courbe épidémique de l’EHS est parfaitement cohérente avec les deux autres hypothèses. De plus, la corrélation couverture médiatique sur le danger des ondes/nombre de cas d’EHS semble être encore meilleure, comme cela a été montré par certains des articles cités par l’auteur, qui ont d’ailleurs fait l’objet d’une brève dans un numéro précédent d’ERS[1]. Par ailleurs les difficultés soulevées par cette hypothèse électromagnétique (absence de plausibilité biologique, résultats négatifs des études de provocation, etc.) la rendent extrêmement invraisemblable. L’hypothèse cognitive est plus plausible, puisque reposant sur des mécanismes connus et démontrés, mais l’auteur montre très bien qu’elle ne cadre pas, prise isolément, avec les parcours des personnes EHS. L’hypothèse attributive apparaît beaucoup mieux à même d’expliquer les données disponibles. Les limites mentionnées par l’auteur semblent provenir davantage de défis méthodologiques à relever pour confirmer cette hypothèse et parvenir à une compréhension plus complète du phénomène. Sur ce dernier point, d’ailleurs, on peut imaginer une intégration séquentielle des hypothèses cognitive et attributive : si l’attribution initiale par le patient de ses symptômes à l’exposition aux CEM intervient indépendamment de tout mécanisme de conditionnement cognitif, dès lors qu’il a fait ce lien, il paraît probable que le succès des stratégies d’évitement des expositions qu’il va mettre en œuvre puisse relever d’un effet placebo, et qu’à l’inverse toute prise de conscience d’une exposition puisse entraîner une exacerbation des symptômes par effet nocebo. Dès lors, le mécanisme cognitif va venir renforcer la conviction qu’a le patient de la justesse de son attribution, dans une boucle de rétroaction positive. Cette intégration des deux hypothèses est d’ailleurs proposée dans une lettre à l’éditeur [2].

  • [1] Nicolle-Mir L. Electrohypersensibilité : baisse simultanée de la prévalence et de la couverture médiatique à Taïwan. Environ Risque Sante. 2018;17:457-459. 10.1684/ers.2018.1212
  • [2] Boehmert C., Witthöft M., Van den Bergh O. Causal perception is central in electromagnetic hypersensitivity - a commentary on Electromagnetic hypersensitivity: a critical review of explanatory hypotheses. Environ Health. 2020;19:122.

Publication analysée :

* Dieudonné M. Electromagnetic hypersensitivity: a critical review of explanatory hypotheses. Environ Health 2020 ; 19 : 48. Doi : 10.1186/s12940-020-00602-0.