ANALYSE D'ARTICLE

Mortalité dans une communauté italienne alimentée par une eau riche en sélénium inorganique

Appuyée sur une situation d’exposition environnementale historique, cette estimation de l’impact sur la mortalité de la consommation d’une eau riche en sélénium comble un manque de connaissances en la matière. L’exposition pourrait augmenter le risque de certaines localisations de cancer et maladies neurodégénératives, ce qui nécessite confirmation.

Taking advantage of an historical exposure situation, this estimation of the impact on mortality of drinking water with a high selenium content adds to the existing knowledge on the subject. Selenium exposure may increase the risk of some site-specific cancers and neurodegenerative disease, although this needs confirmation.

Le sélénium fait partie de ces éléments traces métalliques essentiels pour divers processus biologiques, devenant toxiques au delà d’un certain seuil. Sa concentration dans l’eau destinée à la consommation humaine ne doit pas dépasser la valeur réglementaire de 10 μg/L. La pertinence de ce seuil est discutée devant les résultats d’études de laboratoire montrant que les espèces inorganiques (comme le séléniate hexavalent prédominant dans l’eau) sont plus toxiques que le sélénium organique présent dans les aliments. Les effets sanitaires du sélénium dans l’eau de boisson ont toutefois été très peu étudiés. D’où l’intérêt de ce travail tirant profit d’une « expérimentation naturelle » ayant eu lieu entre 1974 et 1985 dans la municipalité de Reggio d’Emilie (nord de l’Italie), où, suite à des difficultés techniques, le quartier de Rivalta n’a pu être alimenté par la source d’eau habituelle du territoire communal, pauvre en sélénium (0,6 μg/L). Le taux de sélénium dans l’eau alors distribuée aux habitants de Rivalta, qui provenait de deux nappes souterraines dans un sol naturellement riche en cet élément, était en moyenne de 8 μg/L, avec certaines déterminations frôlant la limite réglementaire.

Cohortes comparées

Les auteurs ont utilisé les données du registre municipal, informatisées à partir du 1er décembre 1980, pour constituer deux groupes de sujets ayant continuellement résidé à Rivalta (n = 5 182) ou sur le reste du territoire de Reggio d’Emilie (n = 110 048) jusqu’au 31 décembre 1985, formant respectivement les cohortes exposées et non exposées à une eau riche en sélénium durant les années 1981 à 1985. La base de données de la société distributrice d’eau potable a été consultée pour vérifier leur statut de consommateur d’eau du robinet et pour retrouver les détenteurs d’un contrat d’approvisionnement à la même adresse depuis le 31 décembre 1974, afin de constituer une sous-cohorte de sujets durablement exposés (période 1975-1985 : n = 2 065) et son groupe de référence (n = 95 715).

Les groupes ainsi formés au sein d’une population stable et homogène en termes de pays de naissance (Italie pour 99 % des sujets), d’origine ethnique, de religion et de mode de vie (incluant une très faible consommation d’eau embouteillée), présentaient des caractéristiques socio-démographiques comparables (répartition sexe-âge, niveau d’études atteint et catégories professionnelles). Par ailleurs, hormis pour la concentration de sélénium, l’eau distribuée à Rivalta était comparable à celle alimentant le reste du territoire communal en termes de qualité au regard des normes en vigueur, ainsi que de composition chimique pour les paramètres surveillés en routine. Des investigations complémentaires menées au cours des années 1990 n’ont pas montré un niveau de radon particulièrement élevé dans les deux sources d’eau souterraines qui avaient servi à alimenter Rivalta.

Mortalité générale et de causes spécifiques

Le registre municipal a été utilisé pour identifier les décès survenus entre 1986 et 2012 et leurs causes principales (mentionnées sur les certificats de décès), qui ont été codées selon la dixième version de la Classification internationale des maladies (CIM-10). Les auteurs se sont en particulier intéressés aux différents types de cancers dont la relation avec l’exposition au sélénium avait préalablement été examinée, dans le cadre d’études observationnelles (avec mesure du sélénium dans des échantillons biologiques et/ou environnementaux) ou d’intervention (essais contrôlés randomisés visant à déterminer l’intérêt de compléments alimentaires). Sur la base de cette littérature hétérogène (associations tantôt positives, tantôt négatives ou nulles) et des données d’études expérimentales, les auteurs ont également inclus les décès de causes cardiovasculaires (dont infarctus du myocarde et accident vasculaire cérébral) et dus à des maladies neurodégénératives (dont maladie de Parkinson et sclérose latérale amyotrophique [SLA d’évolution rapide pour laquelle la mortalité est un meilleur indicateur de l’incidence]).

La comparaison des taux de mortalité standardisés sur l’âge (groupes de dix ans) et la période calendaire (intervalles de cinq ans) indique que l’exposition au sélénium n’influence pas la mortalité toutes causes, par cancer (en général) ou de cause cardiovasculaire. Une surmortalité par maladie neurodégénérative est mise en évidence dans la cohorte exposée à long terme, mais le nombre de cas était faible (risque relatif[RR] égal à 2,79 [IC95 = 1,01-7,67] pour la SLA et à 2,47 [1,15-5,28] pour la maladie de Parkinson). Les analyses par type de cancer montrent un excès de mortalité par myélome multiple (RR = 2,24 [1,05-4,78]) avec une différence selon le sexe (RR = 2,77 [1,12-6,82] chez les femmes versus 1,53 [0,36-6,25] chez les hommes). En revanche, l’excès de risque de mélanome, qui n’était pas statistiquement significatif dans la population des deux sexes (RR = 2,30 [0,84-6,29]), le devient dans la population masculine (RR = 3,58 [1,10-11,63]). Il en est de même pour les décès dus à un cancer du rein (RR = 1,56 [0,77-3,16] dans la population générale, et 2,30 [1,07-4,93] chez les hommes). Par ailleurs le risque de décès par cancer de la bouche et du pharynx apparaît majoré par l’exposition, surtout chez les femmes (RR = 2,59 [0,62-10,74]). Si aucun résultat significatif ne soutient un effet protecteur de l’exposition au sélénium, certains risques apparaissent diminués, comme ceux du cancer du sein chez la femme (RR = 0,72 [0,41-1,30]) et de la prostate chez l’homme (RR = 0,86 [0,41-1,82]).

Lorsque le suivi est subdivisé en deux périodes (1986-1997 et 1998-2012), les associations sont constamment et parfois nettement plus fortes en première période. Le RR de décès par SLA dans la population des deux sexes est ainsi de 5,72 (1,72-19,02) en première période d’observation et de 1,08 (0,15-7,88) en seconde période. Les résultats respectifs concernant le cancer du rein chez les hommes sont des risques relatifs de 3,13 (1,14-8,64) puis 1,72 (0,54-5,45). La réduction apparente du risque de décès par cancer du sein chez la femme à partir des données de mortalité 1986-1997 (RR = 0,40 [0,13-1,26]) disparaît ensuite (RR = 0,97 [0,50-1,88]).

Dans la cohorte de départ avec une moindre exposition cumulée, les tendances observées sont globalement les mêmes, mais les associations sont atténuées.

Considérant la nouveauté de leurs résultats, l’imprécision de certaines estimations (pathologies ou localisations de cancers rares) et l’impact réglementaire potentiel, les auteurs appellent à poursuivre les explorations.

Commentaire

Le sélénium fait partie de ces éléments indispensables au métabolisme pour lequel est défini un apport nutritionnel conseillé, encadré par l’apparition d’effets indésirables aux trop faibles et fortes doses. Considérant que dans les eaux, le sélénium d’origine géologique se trouverait majoritairement sous forme VI, les auteurs ont cherché à évaluer ses effets pour une exposition via l’eau de boisson à un niveau supérieur à la moyenne mais conforme aux normes de potabilité. Dans une ville italienne où ce cas s’est produit de 1974 à 1985 avec une moyenne de 8 μg/L « parfois proche de 10 μg/L », l’étude examine la mortalité à long terme après exposition, en référence à une partie de la population considérée comme exposée à des concentrations plus faibles (moyenne : 0,6 μg/L). L’article ne détaille malheureusement pas les données de dosage du sélenium, n’indiquant qu’une moyenne pour toute la période. La valeur limite réglementaire en Europe est de 10 μg/L.

Sur la base d’un suivi sur 27 ans (de 1986 à 2012), les auteurs n’observent pas de différence de mortalité globale générale ni liée aux cancers. Les signaux significatifs concernent toutefois quelques cancers : cavité buccale, pharynx et cancers lympho-hématopoïétiques essentiellement chez les femmes, colon-rectum, tractus urinaire et mélanomes plutôt chez les hommes. Le traitement des données montre également un excès de risque de mortalité due à la maladie de Parkinson (RR = 2,47) et à la sclérose amyotrophique latérale (RR = 2,79).

L’étude est intéressante en raison de l’échantillon et de la durée d’observation. À ce titre elle soulève une interrogation sur d’éventuels effets du sélénium à faible dose en exposition chronique qui mérite d’ouvrir de nouvelles voies d’études. Les auteurs sont toutefois logiquement prudents au regard de leurs résultats considérant le faible nombre de cas et l’existence de possibles variables confondantes qu’ils n’ont pas pu explorer. Le travail d’évaluation des risques liés aux faibles doses est particulièrement complexe et ce type d’étude confirme, avec la prudence voulue, l’importance à accorder au développement des études sur l’exposome.

Yves Lévi

 


Publication analysée :

* Vinceti M1, Ballotari P, Steinmaus C, et al. Long-term mortality patterns in a residential cohort exposed to inorganic selenium in drinking water. Environ Res 2016; 150: 348-56. doi: 10.1016/j.envres.2016.06.009

1 CREAGEN – Environmental, Genetic and Nutritional Epidemiology Research Center, University of Modena and Reggio Emilia, Reggio Emilia, Italie.