ANALYSE D'ARTICLE
Utilisation des eaux usées en agriculture : enjeux pour les régions arides
Dans les pays déjà confrontés au manque d’eau, le changement climatique se présente comme une menace supplémentaire pour la sécurité alimentaire. Si le recours aux eaux usées pour irriguer les cultures semble incontournable, les auteurs de cet article appellent à ne pas laisser se développer l’usage incontrôlé d’eaux brutes ou partiellement traitées comme unique solution à un problème qui nécessite une stratégie d’adaptation globale.
L’article est focalisé sur la région Moyen-Orient et Afrique du Nord (MENA pour Middle East and North Africa) où la rareté naturelle de la ressource en eau douce s’accompagne, dans de nombreux pays, d’un manque d’infrastructures de captage, stockage et distribution fiables. Premier secteur consommateur d’eau douce, l’agriculture est particulièrement vulnérable à l’aggravation du stress hydrique sous l’effet du changement climatique. Évaluant l’impact de la raréfaction des pluies, de l’augmentation des températures et de celle des événements climatiques extrêmes (sécheresse, pluies torrentielles, canicule) sur la production agricole de huit pays d’Afrique de l’Est, une récente étude prédit une diminution de plus de 70 % des récoltes de blé d’ici à la fin du siècle, tandis que celles des céréales les plus résilientes (millet et sorgho) chuteraient de moins de 20 %.
Si une telle étude n’a pas été réalisée pour la région MENA, l’assemblage d’une série de données de la Food and Agriculture Organization (FAO) et du Centre for Research on the Epidemiology of Disasters (CRED) montre que les catastrophes naturelles d’origine climatique (incluant sécheresses et inondations) ont plus que doublé entre les décennies 1988-1997 (50 épisodes) et 1998-2007 (116). Un travail prospectif pour les pays en développement désigne la zone MENA comme la première touchée par la pénurie d’eau, la plupart des pays devant être confrontés à sa rareté « absolue » en 2025.
L’option eaux usées
Dans le même temps, la croissance démographique soutenue de la région augmentera les besoins en nourriture et en eau pour d’autres usages que l’irrigation des cultures. Une concurrence grandissante est attendue entre les zones urbaines et agricoles pour l’accès à une eau douce de qualité, renforçant la pression exercée sur cette ressource, tandis que la disponibilité d’eaux usées produites par une population urbaine en développement augmentera.
Réutiliser des eaux usées pour irriguer les cultures est une option économique par rapport à l’emploi d’eau désalinisée dont le coût de production est trois à quatre fois plus élevé que celui du traitement d’effluents d’origine domestique ou industrielle. Les eaux grises sont par ailleurs une source de nutriments (azote, phosphore, potassium) qui favorisent la croissance des plantes et permettent de réduire l’usage de fertilisants. Mais ces bénéfices s’accompagnent de risques sanitaires liés à la présence de contaminants biologiques (bactéries, virus, parasites), surtout quand le traitement a été rudimentaire ou en cas de souillure par des eaux noires.
Même si l’utilisation d’eaux brutes ou partiellement traitées est interdite dans beaucoup de pays de la région MENA, le contrôle de la réglementation est défaillant et la production d’eaux usées traitées ne suffit pas à couvrir les besoins d’irrigation. En 2010, une publication conjointe de l’International Center for Agricultural Research in the Dry Areas (ICARDA) et de l’International Water Management Institute (IWMI) estimait à 43 % le volume des eaux usées pouvant être absorbé par les installations de traitement à l’échelle de la région. L’eau traitée qu’elles produisent est majoritairement réutilisée en agriculture (83 %), complétée en zone urbaine et péri-urbaine par l’épandage d’eaux partiellement traitées, brutes ou diluées.
Nécessité et moyens d’actions
Les auteurs de cet article défendent la nécessité d’actions radicales pour améliorer la gestion de l’eau dans la région MENA, les carences actuelles contribuant à l’extension de l’usage irraisonné d’eaux contaminées par divers agents pathogènes susceptibles de survivre suffisamment longtemps dans l’environnement (eau, cultures, sol) pour être transmis aux personnes consommant ou manipulant les végétaux. Si les données de contamination ou épidémiologiques disponibles pour la région sont limitées, elles indiquent clairement les risques microbiologiques associés à l’utilisation d’eaux non traitées. Une étude à Marrakech (Maroc) rapporte ainsi la présence de protozoaires et d’helminthes intestinaux sous des formes de résistance (kystes de giardia et œufs d’ascaris) à des niveaux de concentration élevés dans la menthe, la coriandre, et à un moindre degré dans les radis et les carottes provenant de parcelles irriguées par des eaux brutes, tandis que les mêmes cultures produites avec des eaux usées traitées ou une ressource d’eaux douces en sont exemptes. Une autre étude dans la région de Marrakech, comparant un groupe de 390 enfants âgés de 3 à 15 ans résidant dans une zone d’épandage d’eaux brutes à un groupe témoin de 350 enfants, montre un taux de prévalence de l’infection par des salmonelles de 32,56 % dans le premier groupe (39,33 % chez les enfants d’agriculteurs versus 24,58 % dans les autres familles) contre 1,14 % dans le second.
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) s’est saisie du problème dès 1973 en publiant des recommandations visant à promouvoir un usage rationnel des eaux usées et des excreta en agriculture et en aquaculture dans un souci de protection de la santé publique. Ces directives ont été actualisées en 1989 puis profondément révisées en 2006 pour adapter les exigences au contexte national, en tenant compte de facteurs socio-culturels, économiques et environnementaux qui ont participé à rendre inapplicables et inefficientes les précédentes directives concernant les procédures de traitement de l’eau et sa salubrité microbiologique. La version actuelle comporte quatre volumes dont un consacré à l’utilisation des eaux usées en agriculture. Les différents procédés de traitement y sont présentés de manière détaillée au sein d’un jeu de six mesures (notamment techniques d’épandage permettant de réduire au minimum la contamination) pouvant être diversement combinées pour atteindre des objectifs sanitaires exprimés en charge de morbidité supplémentaire tolérable. Le document de l’OMS aborde également la question encore mal cernée des risques associés à la contamination de l’eau par des substances chimiques d’origine domestique ou industrielle (en particulier métaux lourds).
Si ces recommandations fournissent un cadre pour bâtir une politique nationale de gestion des eaux usées (dont les auteurs estiment qu’elle devrait être une priorité gouvernementale), d’autres actions sont nécessaires (menées notamment par l’ICARDA) pour combattre le déclin des ressources en eau douce (lutte contre la désertification, l’érosion et la salinisation, nouvelles techniques de forage) et adapter les pratiques agricoles à une aridité croissante. Des gains de rendement notables peuvent ainsi être obtenus en remplaçant des monocultures par des systèmes de polyculture augmentant la qualité des sols et la résistance aux maladies, et en introduisant de nouvelles variétés de végétaux moins sensibles à la rudesse des conditions environnementales (sécheresse, salinité du sol, écarts de température) et aux attaques de nuisibles.
Publication analysée :
* Faour-Klingbeil D1, Todd E. The impact of climate change on raw and untreated wastewater use for agriculture, especially in arid regions: a review. Foodborne Pathog Dis 2018 ; 15 : 61-72. doi : 10.1089/fpd.2017.2389
1 School of Biological Sciences, Plymouth University, Royaume-Uni & DFK for Safe Food Environment, Hannover, Allemagne.