Milieu de vie

Urbanisme

Nicola Cantoreggi, Jean Simos

(1) PhD, Institut des sciences de l’environnement
Institut de santé globale de l’Université de Genève
Suisse
(2) Université de Genève, Suisse

Volume 19, numéro 3, Mai-Juin 2020

Télécharger le PDF de l'analyse

ANALYSE D'ARTICLE

Co-construction et co-expérimentation, voie nécessaire pour un développement urbain durable en Afrique

L’Afrique est caractérisée par une croissance urbaine rapide et incontrôlée, dont certaines tendances fortes et principaux défis sont le logement informel, l’assainissement insuffisant et les inégalités. Ce contexte influence les différentes manières d’engager, de relier et de construire une expertise organisationnelle et individuelle dans le domaine de la durabilité urbaine dans ce continent.

Les villes africaines offrent de grandes possibilités d’innovation et d’expérimentation de solutions évolutives aux défis de la durabilité urbaine, grâce à des interfaces entre les acteurs de la science, les politiques et les communautés locales. Cependant, l’expérimentation des interfaces science-politique-pratique dans les villes africaines est peut-être l’une des lacunes de connaissances les plus marquées dans la littérature sur la durabilité urbaine. En effet, cette expérimentation est souvent conçue comme un phénomène de coproduction de connaissances dans les villes du Nord, et la coproduction de connaissances dans le Sud est souvent négligée et mal documentée dans la littérature universitaire, sauf peut-être quelques travaux axés sur l’Asie. Pourtant, les concepts relatifs créés dans le Nord ne s’appliquent généralement pas bien dans les villes africaines. Par exemple, les technologies « intelligentes » qui transforment les déchets en énergie peuvent y être moins efficaces en raison de l’existence de grands réseaux informels de ramasseurs qui extraient et valorisent manuellement les déchets à l’aide de technologies développées à partir de matériel local.

La littérature disponible sur les villes africaines porte en grande partie sur l’analyse d’études de cas, avec un effort minimal pour construire des concepts qui définissent les caractéristiques contextuelles des interfaces science-politique-pratique sur le continent. Il manque donc un cadre cohérent sur la manière dont les acteurs du monde universitaire, les politiques et les communautés locales peuvent interagir et créer des synergies pour résoudre les défis de la durabilité urbaine. Cet article présente trois paramètres, dans lesquels les interfaces science-politique-pratique pour la durabilité urbaine peuvent être comprises, en illustrant les significations contextuelles et la dynamique de ces trois paramètres par des études de cas d’interfaces entre acteurs académiques et non académiques dans les villes de Durban, Stellenbosch (Afrique du Sud) et Kampala (Ouganda).

Ces différents types d’aires urbaines présentent une intégration profonde d’activités économiques informelles avec un développement continu des services et locaux commerciaux, qui contraste avec les systèmes centralisés utilisés comme référence pour mesurer les progrès d’une ville formelle dans le Nord urbain. Le matériel empirique de l’étude se composait principalement de rapports de projets et de documents extraits des archives et des sites Web qui abritent des documents sur les trois études de cas. Les documents ont été complétés par des entretiens avec des chercheurs communautaires, des universitaires et des responsables administratifs impliqués dans ces trois études de cas. Les entretiens ont permis d’acquérir une connaissance approfondie de la manière dont les acteurs impliqués ont affronté les mandats institutionnels qui définissent les règles de la collaboration.

Contrairement à la science traditionnelle qui se fait pour la politique et la pratique, celle qui se fait « avec » elles est l’endroit où les scientifiques, les décideurs et les praticiens urbains ont une chance égale d’être producteurs de connaissances. La position des décideurs et des praticiens change, passant de celle de simples utilisateurs finaux à celle de co-détenteurs des connaissances avec les scientifiques. Cette façon de faire offre une meilleure compréhension des arrangements organisationnels qui influencent efficacement les trois paramètres, à savoir : co-encadrer les programmes de recherche ; co-concevoir des méthodologies pour générer et utiliser les connaissances ; et co-expérimenter des innovations locales évolutives. L’échelle géographique (voisinage, ville, région urbaine, échelles interurbaines, nationales et mondiales) est essentielle pour définir les moyens par lesquels les hiérarchies entre les universitaires, les décideurs et les agents communautaires sont aplaties, afin de réduire les possibilités de relations déséquilibrées dans le processus de collaboration et de prise de décision conjointe.

Commentaire

Cet article propose une analyse stimulante sur la manière dont la transdisciplinarité peut permettre de concrétiser un développement urbain durable sur le continent africain.

Tout d’abord, son auteur questionne la posture usuellement mobilisée dans la mise en œuvre de solutions de durabilité, et qui consiste à opérer une simple transposition des modèles éprouvés dans le monde occidental, en postulant qu’ils vont fonctionner à l’identique. Il s’inscrit en ce sens dans la mouvance critique de la recherche en urbanisme menée sur les pays « dits en développement », souvent par des chercheur(e)s originaires de ces territoires ([1] par exemple), qui défend la nécessité de réfléchir au développement urbain, avec une problématisation et un outillage méthodologique qui lui soient spécifiques, et qui puissent aboutir à une contribution originale aux théories urbaines globales.

Ensuite, il développe une riche exemplification sur la manière dont les interfaces entre science, politique et pratique doivent s’articuler, de manière itérative, pour produire des savoirs qui soient réellement co-construits et donc appropriables et mis en œuvre efficacement sur le long terme. Cela dans des domaines très divers : amélioration des habitats des bidonvilles (Stellenbosch) ; mesure (index) de vulnérabilité côtière (Durban) ; solutions énergétiques propres et à faible coût à partir des déchets (Kampala).

Parmi les innombrables thèmes qui peuvent se lire en filigrane, on peut en particulier relever celui de la contribution de la « science citoyenne » à l’élaboration de solutions durables aux problèmes urbains. Il s’agit d’une thématique en plein foisonnement sur le continent, par exemple à travers l’émergence de « fablabs », ces laboratoires citoyens qui réfléchissent à la contribution de l’innovation numérique au développement urbain durable [2], ou par le déploiement d’approches combinant des méthodologies d’analyse numérique (systèmes d’information géographique [SIG], télédétection) et savoirs locaux dans la gestion des risques d’inondations [3].

Dans ce contexte, sont également mentionnés avec pertinence les transferts technologiques et de savoirs entre les pays du Sud, autour desquels peut se jouer la capacité d’une « montée en échelle », invoquée par l’auteur, dans la mise en œuvre élargie des exemples étudiés. On peut toutefois regretter toute absence de référence à des démarches éprouvées de promotion de la santé s’appuyant sur la mobilisation communautaire, comme celle des villes-santé de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en Afrique, telle que l’illustrent les exemples de Mathare, Nairobi, et de Ga Mashie, Accra [4].

  • [1] Robinson J., Roy A. Debate on global urbanisms and the nature of urban theory. International Journal of Urban and Regional Research. 2015;40:181-186. 1
  • [2] Choplin A, Lozivit M. Les fablabs en Afrique : l’innovation numérique au service d’une ville durable ? Métropolitiques, 20 janvier 2020. https://www.metropolitiques.eu/Les-fablabs-en-Afrique-l-innovation-numerique-au-service-d-une-ville-durable.html
  • [3] Sy B., Frischknecht C., Dao H., Consuegra D., Giuliani G. Reconstituting past flood events: the contribution of citizen science. Hydrology and Earth System Sciences. 2020;24:61-74. 1
  • [4] De Leeuw E., Simos J. Healthy Cities – The Theory, Policy and Practice of Value-Based Urban Health Planning. New York: Springer; 2017.

Publication analysée :

* Buyana K. Keeping the doors open: experimenting science-policy-practice interfaces in Africa for sustainable development, Journal of Housing and Built Environment 2019. doi : 10.1007/s10901-019-09699-3