ANALYSE D'ARTICLE

Normes de preuve et causalité en science de la réglementation : évaluation des risques et des avantages

Les niveaux de preuve exigés pour accepter scientifiquement un lien de causalité ont une grande importance dans la prise de décisions réglementaires. Les considérations épistémologiques ont donc des conséquences sociales.

Normes de preuve et causalité dans l’évaluation et la gestion des risques

Les connaissances scientifiques ne sont que l’un des éléments qui influencent la prise de décision. En principe, l’évaluation des risques ne doit pas être influencée par des considérations liées à la gestion, mais les controverses démontrent qu’il existe une relation constante entre gestion et évaluation. Le débat tourne le plus souvent autour des normes de preuve, c’est-à-dire du niveau exigé et des types de preuves retenus.

L’adoption d’une norme de preuve plus ou moins stricte équivaut toujours à une tolérance accrue à l’égard de l’un des deux types fondamentaux d’erreur : faux positifs ou faux négatifs, pouvant conduire à une sur-réglementation ou une sous-réglementation, avec des effets sur la santé publique, l’environnement et l’innovation technologique.

Certaines normes de preuve penchent vers un monisme méthodologique : les preuves issues d’un seul type d’approche scientifique sont considérées comme nécessaires et suffisantes pour la prise de décision (de la preuve épidémiologique, longtemps exigée, à la caractérisation des propriétés chimiques considérée par certains comme suffisante pour interdire toute molécule jugée potentiellement dangereuse). Cette position vise à déterminer les liens de causalité sans recourir aux jugements d’experts toujours entachés d’une certaine subjectivité.

D’autres normes privilégient le pluralisme méthodologique. C’est l’approche qu’Austin Bradford Hill avait proposée dès 1965 en listant neufs arguments pour l’inférence causale [1], dont aucun ne garantit la causalité et aucun n’est comme une condition sine qua non. Ce type d’approche nécessite un jugement d’experts chargés de déterminer « le poids de la preuve ».

Normes de preuve et causalité dans l’évaluation des avantages

Jusqu’à récemment, le but principal de l’évaluation des avantages était l’autorisation de mise sur le marché (AMM) des médicaments. Cependant, elle a pris de l’importance dans d’autres domaines, en particulier celui des allégations de santé mentionnées sur les étiquettes d’aliments ou de compléments alimentaires.

Ces allégations sont réglementées en Europe et les régulateurs européens exigent des données provenant d’essais contrôlés randomisés (ECR).

Cette forme de monisme méthodologique a été critiquée comme irréaliste. Les détracteurs soulignent que les ECR constituent une norme de preuve qui est difficile à atteindre, du fait de certaines caractéristiques de la nutrition, comme les faibles doses, l’interaction entre différents aliments et l’exposition sur de longues périodes de temps. Ils soulignent que les preuves issues d’études observationnelles ou d’informations mécanistiques pourraient dans certaines conditions être suffisantes pour établir des effets bénéfiques, même si ces effets sont difficiles ou même impossibles à matérialiser dans une étude clinique. Enfin, ils pensent que l’exigence d’ECR empêche actuellement un grand nombre de produits alimentaires potentiellement bénéfiques pour la santé d’obtenir le droit d’utiliser cette allégation.

Les deux premiers points sont de nature méthodologique. Le troisième concerne les résultats non épistémologiques.

Comme alternative, les critiques défendent une sorte de pluralisme méthodologique.

La thèse Russo-Williamson (TRW)

Federica Russo et Jon Williamson ont fait valoir que la mise en évidence de relations probabilistes ne suffit pas à inférer des liens de causalité ; des preuves mécanistiques sont également nécessaires. L’importance donnée à l’information mécanistique est au même niveau que celle accordée à la corrélation statistique.

La thèse peut être interprétée comme un moyen de mieux spécifier et de rendre plus concrets les différents arguments de Hill, en les réorganisant en deux grandes unités (corrélation et mécanismes).

La TWR contribue à la solution d’un certain nombre de problèmes difficiles, comme celui de la validité externe des ECR. En effet, un ECR n’apporte stricto sensu la preuve d’une corrélation que pour l’échantillon de population utilisé dans l’étude. La preuve de l’existence d’un mécanisme sous-jacent est un argument fondamental pour pouvoir extrapoler des résultats d’une population à une autre, et de populations entières à des cas individuels.

On peut considérer que la TRW occupe une position intermédiaire entre le monisme et le pluralisme méthodologique.

TRW et réglementation des risques toxiques

Dans le cas des substances actuellement non réglementées, les données statistiques disponibles tendent à être faibles, et les preuves mécanistiques pourraient compenser cette faiblesse, conduisant ainsi à une réduction des faux négatifs. Cette interprétation de la TRW est particulièrement importante en raison des difficultés à obtenir certains types de preuves (en particulier, les données expérimentales chez l’homme). Dans de nombreux cas, les données mécanistiques sont plus facilement disponibles.

Dans le cas des substances qui sont déjà assujetties à la réglementation, l’application de la TRW ajouterait une exigence supplémentaire. La TRW indique aux régulateurs qu’ils ne devraient pas limiter leurs éléments de preuves aux seules données statistiques qui ont des limites de principe. L’exigence de preuves mécanistiques augmenterait la qualité de la prise de décision. Cependant, ceci pourrait conduire à ce qu’un certain nombre de substances actuellement réglementées cessent de l’être, faute de données disponibles, entraînant une augmentation du nombre de faux négatifs, et donc l’autorisation d’un certain nombre de substances qui auraient des effets néfastes.

TRW et réglementation des allégations de santé

Ce que vise le processus réglementaire européen actuel est une réduction des faux positifs (minimisation du nombre d’allégations de santé erronées afin de protéger les consommateurs contre des informations trompeuses). L’application de la TRW contribuerait à l’atteinte de cet objectif, car il peut y avoir des faux positifs produits par les limites intrinsèques des ECR ; cependant, cette application pourrait aussi entraîner une augmentation du nombre de faux négatifs (certains produits ayant réellement des effets bénéfiques n’obtiendraient pas l’autorisation d’en faire mention), si la disponibilité de preuves mécanistiques devenait une condition sine qua non pour l’approbation d’une demande.

Le jugement porté sur l’adéquation de la TRW en tant que norme de preuve dépend de la manière précise dont elle s’appliquerait à la réglementation (en particulier l’inclusion de la preuve mécanistique en tant qu’exigence complémentaire ou nécessaire), et de l’évaluation qui serait faite de ses conséquences « non épistémologiques » ou sociales. C’est donc in fine un compromis.

Commentaire

Cet article expose et clarifie des concepts importants en matière de causalité et de l’utilisation de la science dans un objectif règlementaire : opposition du « monisme méthodologique » et des approches fondées sur le pluralisme des méthodes, le jugement d’expert et le « poids de la preuve » ; lien entre les choix épistémologiques et les effets sociaux des décisions de gestion, à travers la priorité donnée à l’élimination des faux positifs ou des faux négatifs ; limites intrinsèques de méthodes pourtant considérées comme un « gold standard », comme la question de la validité externe dans le cas des ECR.

En plaçant les preuves mécanistiques et probabilistes sur un pied d’égalité, la TRW s’oppose à la hiérarchie des éléments de preuve telle qu’elle est le plus souvent conçue, notamment par l’Agence européenne de sécurité des aliments (EFSA). Dans cette hiérarchie, les études d’intervention chez l’homme, et en particulier les ECR, sont classées au plus haut rang (avec différents sous-niveaux de qualité, des ECR complètement randomisés aux études d’intervention humaine sans randomisation ni groupes témoins). Le niveau intermédiaire est celui des études épidémiologiques (également sous-classées entre études de cohorte et études de cas). Tout en bas, on trouve les études mécanistiques (sous-classées entre études chez l’homme, puis chez les animaux, et enfin les essais in vitro).

Cette thèse propose également un principe simple mais essentiel pour l’utilisation des arguments de Hill. Ce dernier n’avait en effet pas vraiment proposé de « mode d’emploi » de ses neuf arguments, laissant toute latitude au jugement des experts. Russo et Williamson les classent en deux groupes selon qu’ils ont des connexions probabilistes (par exemple, la force et le gradient biologique) ou qu’ils sont liés à des mécanismes causals sous-jacents (comme la plausibilité, l’analogie et la cohérence), et ils pensent que des preuves issues de l’un et l’autre de ces groupes sont nécessaires à l’affirmation de la causalité.

L’adoption de la TRW en matière réglementaire pourrait apporter une amélioration de la qualité des décisions. Le nombre de faux positifs liés à des biais statistiques pourrait ainsi être réduit par l’exigence de la mise en évidence d’un mécanisme expliquant l’effet. Le nombre de faux négatifs pourrait également être diminué, si on admet qu’une preuve mécanistique forte peut compenser une preuve statistique faible (et réciproquement). Mais l’article montre aussi que la manière dont on place le curseur des exigences peut tout aussi bien conduire à augmenter les faux positifs (si on accepte des arguments statistiques et mécanistiques trop faibles) ou les faux négatifs (si on exige les deux types d’argument avec un haut niveau de preuve). In fine, si le but est d’éteindre les polémiques sur les décisions réglementaires, il est à craindre que le gain apporté par l’utilisation de cette thèse ne soit que très modeste.

  • [1] Hill A.B. The environment and disease: association or causation? Proc R Soc Med. 1965;58:295-300. 5

Publication analysée :

* Luján JL, Todt O. Standards of evidence and causality in regulatory science: risk and benefit assessment. Studies in History and Philosophy of Science 2019 [In Press]. Doi : 10.1016/j.shpsa.2019.05.005