ANALYSE D'ARTICLE

Open Science : un potentiel inexploité pour le transfert de savoir à l’interface science-politique

L’élaboration des politiques publiques basées sur la preuve scientifique est souvent perçue comme un simple processus de mobilisation d’information à partir de la recherche pré-existante. Ce caractère unidirectionnel est conforté dans le contexte de l’Open Science qui facilite l’accès aux publications et aux données des recherches publiques sans l’implication des producteurs de savoir.

Entre chercheurs et décideurs politiques, l’interaction est difficile en raison de l’écart phénoménal dans les connaissances, les buts et la façon de penser. Elle peut être facilitée par le recours à un intermédiaire, agent ou institution, capable de faire une traduction appropriée des opportunités, des contraintes et des résultats de la science, qui est appelé « courtier en savoir ».

Objectifs et méthode de l’étude

L’étude décrite dans cet article a deux objectifs :

  • décrire un exemple de courtage de science en appui à l’élaboration des politiques publiques ;
  • explorer dans ce cadre les usages possibles de la science ouverte (Open Science) pour le transfert de savoir entre science et politique...

Le terrain choisi est celui de l’Estonie qui, depuis 2016, a créé dans la plupart des ministères de son gouvernement des postes de conseillers scientifiques (CS) en vue d’améliorer les capacités des ministères techniques en matière de pilotage stratégique de la recherche & développement (R&D). L’étude, qui est coordonnée dans le cadre du programme européen RITA, analyse le rôle et l’efficacité de ces conseillers pour la mobilisation des résultats scientifiques et examine l’utilisation qu’ils font de l’Open Science.

L’approche qui a été utilisée est qualitative. Des entretiens personnels ont été conduits selon un plan semi-structuré sur un échantillon de neuf CS répartis dans 8 des 11 ministères employant ce type d’agent. Les sujets couverts étaient :

  • les tâches et rôles du CS ;
  • les articles scientifiques : besoin et mode d’accès ;
  • les bases de données ouvertes et leur utilisation ;
  • l’élaboration de politiques publiques sur une base scientifique et l’impact de l’Open Science.

Rôle des conseillers scientifiques

Tous les conseillers avaient une expérience de la recherche dans le champ de leur ministère d’au moins quatre ans ; la moitié était titulaire d’un PhD. Leur fiche de poste prévoyait quatre tâches principales :

  • conseiller le ministre en matière de R&D ;
  • planifier et gérer des collaborations nationales et internationales en R&D ;
  • développer un programme de recherche pour le champ du ministère et le mettre en pratique avec des partenaires variés ;
  • représenter l’Estonie dans les initiatives internationales de R&D variées.

Dans les faits, tous ont été placés dans une position peu influente, éloignée du niveau stratégique, quel que soit leur niveau hiérarchique dans l’organisation du ministère.

Selon les CS, unanimes, la tâche principale leur permettant de contribuer à la qualité d’une prise de décision fondée sur la preuve scientifique était la commande d’études pour leur ministère. Il s’agissait de collecter les demandes venant des différents départements, participer à la définition d’un programme de recherche, prendre en charge ou assister la préparation de l’appel à projet de recherche, solliciter les chercheurs du domaine, commander l’étude aux chercheurs sélectionnés, gérer le processus de soutien aux chercheurs jusqu’à la réception des résultats, et enfin aider à la dissémination des résultats, dans le ministère. Dans quelques rares cas, ils pouvaient participer aussi à l’équipe de recherche pour la rédaction du protocole et l’interprétation des résultats.

Les partenaires des CS au ministère étaient positionnés en amont et en aval de cette tâche. Il y avait, d’une part, les spécialistes des départements (fonctionnaires de niveau intermédiaire spécialisés sur des sujets spécifiques), qui étaient habituellement à l’initiative de la proposition d’étude et qui étaient supposés tenir les CS au courant des recherches les plus récentes dans leur champ spécifique ; et, d’autre part, les chefs de département et les secrétaires généraux adjoints, qui présentaient les conclusions de l’étude dans les discussions du haut niveau décisionnel, ce qui est le rôle le plus important pour la mise en œuvre d’une politique basée sur la preuve scientifique.

Les résultats de l’enquête montrent que l’installation des CS a augmenté la pertinence des études commandées et évité les duplicatas, grâce à une meilleure collaboration entre ministères. Elle a aussi amélioré la qualité de la rédaction des questions à la recherche par une meilleure traduction des problèmes politiques. Cela semble avoir eu un effet sur les discussions politiques : les décideurs publics de haut rang demandaient plus souvent des preuves scientifiques et attendaient davantage des études commandées par leur ministère. En retour, celui-ci faisait plus d’effort pour s’assurer que l’étude correspondait bien à un manque de connaissance et procurait des résultats qui pouvaient être utilisés.

La prise de décision fondée sur la preuve concernait le niveau de gouvernance le plus technique, si on en juge par les exemples que les CS ont donnés de cas réussis d’utilisation du savoir scientifique. Ces études visaient le plus souvent des sujets d’actualité qui nécessitaient une intervention politique rapide, pour lesquels les acteurs politiques avaient tendance à préférer l’intérêt politique aux affirmations scientifiques. Selon plusieurs CS, les décideurs attendaient plutôt des études qu’elles soutiennent une option politique déjà sélectionnée et procurent rapidement des solutions prêtes à l’emploi. Parfois cependant, ils avaient pu éviter de mauvaises décisions grâce à la découverte d’études existantes qui ne soutenaient pas la politique proposée.

En termes de médiation entre science et politique, la contribution des CS était donc plus orientée vers la traduction des attentes politiques pour la science que vers la traduction de la science pour les décideurs politiques. Ils n’ont pas fonctionné, même partiellement, comme courtiers de science. Comme les chercheurs étaient hors-jeu, puisqu’ils ne présentaient pas eux-mêmes leurs résultats aux décideurs politiques, le rôle nécessaire d’intermédiaire a plutôt été joué par les spécialistes des ministères (état de la science et lacunes dans le champ d’action) et par leur encadrement (traduire et interpréter les résultats de la science dans une perspective politique pour préparer la décision).

Contribution de l’Open Science

Accès des ministères à la littérature scientifique

Pour la préparation de la commande d’une étude, pouvoir se construire une vue d’ensemble de la recherche pré-existante et identifier les lacunes est considéré comme une partie vitale du processus. Cette fonction relevait fréquemment de la responsabilité du CS. Les CS souhaitaient avoir accès aux bases de données scientifiques pour rechercher et lire des publications. Cet accès pouvait profiter aussi à d’autres acteurs ministériels, notamment les spécialistes de leurs départements pour suivre les derniers développements scientifiques dans leur champ et déterminer leur utilisation possible pour l’élaboration d’une politique publique, et les experts occasionnels appelés par les ministères. Ces bases de données scientifiques offrent en effet des options de recherche d’articles plus complètes que les plateformes accessibles à tous comme Researchgate, mais la fourniture d’accès à ces bases de données dans les ministères techniques était refusée à cause de leur coût élevé. Les CS utilisaient donc d’autres voies : affiliation universitaire personnelle pour l’accès aux journaux ou demande de tirés-à-part aux auteurs.

Les chercheurs, de leur côté, avaient tendance à se montrer sceptiques concernant le recours à l’Open Science par les groupes sociétaux (e.g. décideurs politiques, journalistes, ONG). Dans une étude antérieure utilisant la consultation sur la toile de 671 scientifiques estoniens et les interviews de 38 utilisateurs de l’Open Science dans le cercle académique principalement, les mêmes auteurs ont montré que les scientifiques doutaient fort de la capacité d’appréhender correctement le savoir scientifique brut hors du cercle académique et voyaient aussi beaucoup de barrières pratiques à la réelle mise en œuvre de l’Open Science par ces utilisateurs de science, dont les services gouvernementaux.

Certains CS souhaitaient alors pouvoir déléguer la veille scientifique d’un domaine aux chercheurs concernés : ceux-ci pourraient fournir une fois par an une revue de la littérature récente dans leur champ et jouer le rôle de traducteur des résultats scientifiques à l’occasion d’une discussion sur ce qui pourrait être utilisé pour l’élaboration d’une politique ou pour sa mise en œuvre.

Accès des ministères aux données scientifiques brutes

L’avis des CS sur l’accès libre aux données scientifiques de la recherche académique n’était pas unanime. Plusieurs pensaient que pour de nombreux problèmes la recherche académique avait déjà produit des données brutes pertinentes qui pourraient être utilisées avant de commander une étude et qu’il fallait donc pouvoir y accéder.

De leur côté, les chercheurs considéraient que l’accès de groupes extra-académiques aux données brutes de la recherche scientifique se faisait couramment via des réseaux informels ou à la demande et n’avait pas besoin d’être amélioré. Ils soutenaient par contre qu’il serait bien plus profitable, pour l’appui de la recherche à l’élaboration des politiques publiques, de faciliter l’accès des chercheurs eux-mêmes aux données collectées au long cours par l’État. Dans leur ensemble, les CS confirmaient que les besoins des ministères sont bien couverts par ce type de données. En effet dans certains champs (population, santé, éducation), l’état dispose de données meilleures, plus récentes et plus globales que celles que la recherche académique serait apte à collecter. La valeur de ces dernières peut d’ailleurs parfois être limitée pour des raisons de compatibilité méthodologique ou d’adaptation au contexte local. Certains CS auraient bien vu leur rôle dans la cartographie des connaissances se limiter à l’identification des jeux de données utilisables qui existent dans les services de l’État. La tâche d’analyse des données scientifiques sélectionnées aurait pu être confiée aux porteurs de compétences dans ce domaine qui existent dans certains ministères. Dans le champ de l’environnement, où les données disponibles sont abondantes, ces CS souhaitaient aussi l’accès à des outils informatiques permettant de visualiser les données ou de combiner différents jeux de données.

Accès du public aux résultats et aux données des études de commande des ministères

Les rapports des études de commande étaient disponibles dans une section du site internet des ministères, mais sans lien documentaire entre ces sites et sans base de documentation interministérielle. Les options de recherche documentaire dans le rapport étaient aussi très limitées. Ce qui, de l’avis des CS, en limitait la visibilité et l’utilisation.

Il n’y avait pas non plus de politique de diffusion des données produites par les études de commande. Les ministères ne demandaient pas tous, à la fin de l’étude, la communication de l’ensemble des données brutes produites et, quand ils les recevaient, aucun ne les publiait avec le rapport d’étude. Ils n’étaient accessibles à l’ensemble de la communauté de recherche académique que sur demande. Les CS auraient souhaité que les ministères puissent disposer de ces données brutes, ou au moins des métadonnées, pour en faire eux-mêmes des analyses complémentaires ou les réutiliser dans de futures commandes d’études.

Conclusion de l’étude

Les auteurs concluent que la communication de la science vers la politique ne peut se faire que dans une certaine mesure, seulement via les publications en accès libre. Ils soulignent que le système estonien des CS représente une version possible de la mise en œuvre du modèle classique de résolution de problème, mais en soulignent les limites, notamment l’accent mis sur les questions techniques des politiques. La quête de modèles de transfert des connaissances capables de soutenir les grandes discussions et décisions politiques doit donc être activée. Dans ce contexte, il serait pertinent d’examiner si la science ouverte est en mesure de donner aux parties prenantes les moyens de participer aux débats politiques et comment.

Commentaire

Cette étude illustre bien l’intérêt du regard de chercheurs en sciences humaines spécialistes de la communication sur l’interface science-politique. La distance entre le savant et le politique, la relation entre science et société, l’intérêt de fonder les politiques publiques sur la preuve scientifique sont des thèmes largement abordés par la sociologie des sciences et les sciences politiques, avec un accent mis sur les controverses, le débat public, la confiance dans la science, etc. Il est temps que la recherche en sciences humaines s’intéresse aussi aux modalités concrètes de communication à l’interface science-politique. La description détaillée et l’analyse fine des processus de passage actuellement mis en œuvre constituent, en effet, un véritable champ de recherche qui peut ouvrir des perspectives d’expérimentation de nouveaux modèles et conduire à la mise en place généralisée de procédures standardisées plus efficaces et moins contestées qui amélioreraient globalement la relation science-société.

Le sujet d’étude est ici limité à la mobilisation des résultats de la recherche scientifique pour la résolution d’un problème qui se pose dans l’élaboration d’une politique publique.

Comme l’expliquent les auteurs de l’article, ce rôle d’intermédiaire entre science et politique doit fonctionner dans les deux sens. On lui donne le nom de courtage de science ou courtage en savoir. Il sert soit à ouvrir un utilisateur de science (le contractant) à la recherche (le client)1, soit à ouvrir la recherche (le contractant) à son utilisateur potentiel (le client). De nombreuses institutions et acteurs ont émergé pour remplir ce rôle de courtage entre la science et ses diverses audiences. La plupart ne le remplissent que partiellement. Le système du CS ministériel testé par l’Estonie montre bien que le rôle peut difficilement être porté par une seule personne : il fait appel à un panel de compétences trop variées pour pouvoir constituer un métier unique. L’alternative consiste à engager pour un processus complet toute une variété de types d’acteurs, avec des consultations mutuelles entre eux, en constituant un véritable écosystème. Cette option collective semble la seule adaptée pour les questions relevant de problèmes complexes, ou quand le savoir est incertain.

Dans ce processus de résolution de problème politique par appel à la science, trois fonctions distinctes s’enchaînent.

La première est la formulation de la question que le décideur politique pose à la recherche. Elle peut être assurée par l’organisme de gouvernement lui-même si celui-ci dispose de personnel scientifique formé à la recherche, ou alors en interaction avec un organisme technique consultatif qui emploie ce type de personnel. Pour cette étape, la coordination entre organismes de décision est primordiale car les politiques publiques sont le plus souvent transversales. Par ailleurs, la fourniture d’accès à la science ouverte au personnel scientifique de ces organismes est effectivement un enjeu important. Cette étape doit aboutir à une formulation du problème saisissable par des chercheurs.

La fonction suivante est de fournir de la pure information sur l’état du savoir scientifique mobilisable pour la réponse à la question posée. De nombreux pays, dont la France, font appel non pas à une personne mais à l’expertise scientifique collective, indépendante, de comités permanents à renouvellement périodique placés auprès d’organismes techniques consultatifs (par exemple, en France, les comités d’experts spécialisés auprès de l’Agence de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail [Anses] pour l’évaluation du risque sanitaire), ou parfois directement auprès de l’instance décisionnelle (par exemple, en France, le Haut Conseil de santé publique [HSCP] auprès du ministère de la Santé pour l’évaluation des options de gestion du risque sanitaire). Ces comités sont pluridisciplinaires et constitués de chercheurs recrutés après appel à candidatures et exerçant cette mission dans le cadre de leur service auprès de l’institution qui les emploie. L’expertise collective peut aussi provenir de comités temporaires ad hoc (comme les groupes de travail de l’Anses). L’État peut aussi s’adresser directement à des instituts de recherche qui constitueront, en interne avec leurs chercheurs, un groupe de travail ad hoc pour répondre à sa question (par exemple, en France, l’expertise collective de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale [Inserm]). Tous ces comités produisent des réponses en quelques semaines ou quelques mois, sans que l’unanimité finale des experts ne soit requise, sous la forme d’un rapport généralement volumineux. Éventuellement, ces comités d’experts peuvent être aussi saisis par un ministère ou l’organisme technique sous sa tutelle pour préparer ensemble une commande d’étude ou un appel à recherche ciblée en vue d’obtenir les données manquantes dans la littérature pour la résolution du problème. Ce processus complexe offre des garanties de fiabilité mais il a ses limites : la qualité du produit d’une expertise collective scientifique dépendra toujours de la composition du comité et de la personnalité qui l’anime, car il existe forcément des variations possibles pour la sélection et l’interprétation des résultats de la recherche. De plus, et de toute manière, la recherche fournit rarement aux problèmes politiques, même bien posés, des réponses tranchées, dégagées de toute ambiguïté.

Une dernière étape est donc indispensable : élaborer un avis lisible par le décideur fournissant plusieurs pistes acceptables scientifiquement pour lui laisser la responsabilité du choix d’une réponse opérationnelle assise sur la preuve scientifique. C’est l’étape d’interface science-politique la plus complexe et la moins codifiée qui fait l’objet du plus de contestations, tantôt par les experts qui peuvent estimer que les conclusions de leur rapport sont trahies, tantôt par le décideur qui peut considérer que l’expertise lui force la main. À ce stade, une démarche interactive mêlant co-construction et réflexivité entre trois parties – le comité d’experts, le décideur politique et son délégué organisateur de l’expertise – serait absolument nécessaire pour rédiger l’avis final d’expertise, c’est-à-dire la pièce charnière utilisable. Mais cette démarche complexe ne peut fonctionner qu’en surmontant de nombreux cloisonnements institutionnels. La réussite est difficile. Et il peut arriver que pour sortir de l’impasse, le décideur mécontent commande une nouvelle expertise à sa main dans le but de valider une option déjà choisie sur des critères strictement politiques. La négation du processus...


Publication analysée :

* Olesk A, Kaal E, Toom K. The possibilities of Open Science for knowledge transfer in the science-policy interface. JCOM 2019 ; 18 (3) : A03. doi : 10.22323/2.18030203

1 Un courtier est un intermédiaire dans une opération qui se contente de rapprocher son client de son contractant mais ne traite pas pour son client (définition du dictionnaire Larousse).