ANALYSE D'ARTICLE

Produits chimiques et cancer du sein : progrès des études et des connaissances

Dix ans après une première revue de la littérature épidémiologique dans le champ des expositions chimiques et du cancer du sein, les auteurs ont réévalué le niveau des preuves pour diverses associations ayant fait l’objet de nouvelles investigations. Discutant l’apport des études récentes à la lumière des arguments d’ordre biologique et des hypothèses mécanistiques pour chaque agent, l’article est particulièrement éclairant.

Au rang des facteurs de risque possibles de cancer du sein, la première revue, publiée en 2007, retenait l’exposition aux solvants et aux dioxines, ainsi que l’exposition aux hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) et aux polychlorobiphényles (PCB) en fonction du variant génétique du cytochrome p450. Les auteurs relevaient différents problèmes méthodologiques affectant la littérature, dont le manque de comparaison à des groupes fortement ou non exposés, la faiblesse de l’évaluation de l’exposition, et surtout l’absence de prise en compte de la fenêtre d’exposition pertinente.

Soutenues par les études de laboratoire, les études observationnelles indiquent qu’une substance peut favoriser la cancérogenèse mammaire par trois types d’actions : la génotoxicité, l’altération du développement de la glande et de sa sensibilité hormonale et la promotion tumorale hormonale. En prenant les rayonnements ionisants comme modèle d’effet génotoxique (survivants d’Hiroshima et de Nagasaki, irradiations médicales), il apparaît que les cellules mammaires y sont particulièrement sensibles durant leur phase de prolifération rapide et avant leur différenciation complète (ce qui correspond à la période de vie allant de l’adolescence à la première grossesse menée à terme) et que le temps de latence jusqu’au diagnostic est d’une à deux décennies. Sur la base de l’expérience acquise avec le diéthylstilbestrol, la période prénatale, la puberté et la grossesse apparaissent être des fenêtres critiques d’exposition aux agents susceptibles d’altérer la structure et la sensibilité hormonale du tissu mammaire. Le délai de latence peut alors être long, mais l’augmentation de l’incidence du cancer du sein chez les utilisatrices d’une hormonothérapie substitutive de la ménopause indique qu’une substance à activité endocrinienne peut aussi intervenir quelques années avant le diagnostic en promouvant la croissance tumorale.

Ces considérations ont guidé les auteurs dans leur recherche des articles les plus informatifs parmi les 158 publications éligibles issues d’une recherche via PubMed sur la période 2006-2016. Seuls les résultats des études ayant contrôlé au minimum l’âge et l’histoire reproductive, suffisamment évalué l’exposition et ne présentant pas de source majeure de biais ont été pris en compte pour estimer la force des associations. La synthèse est organisée en sept parties : perturbateurs endocriniens persistants (regroupant les dioxines, les PCB et les pesticides organochlorés) ; autres pesticides ; HAP, polluants atmosphériques et gaz d’échappement des véhicules ; substances présentes dans les produits de consommation (bisphénol A, phtalates, nonylphénols, ingrédients des teintures capillaires et produits défrisants, composés per- et polyfluoroalkylés [PFAS], retardateurs de flamme) ; eau de boisson ; solvants organiques ; substances présentes dans le milieu de travail (oxyde d’éthylène, styrène et 1,3-butadiène, amines aromatiques, acrylamide, autres). Un résumé des données toxicologiques et biologiques précède la présentation des données épidémiologiques, ce qui permet d’apprécier leur cohérence.

Apports notables

Dans son ensemble, la littérature récente renforce la conviction que des substances à activité hormonale et les carcinogènes mammaires dans les modèles animaux influencent le risque de cancer du sein chez l’homme. Quelques études clés suggèrent une multiplication par deux à cinq du risque après une exposition au dichlorodiphényltrichloroéthane (DDT), aux dioxines et au perfluorooctane sulfonamide (PFOAS, précurseur du sulfonate de perfluorooctane [PFOS]) durant des périodes critiques du développement de la glande mammaire. De nouvelles analyses permises par l’extension du suivi d’études prospectives sont particulièrement informatives. Dans la cohorte états-unienne CHDS (Child Health and Development Study), des échantillons sanguins avaient été collectés chez des femmes enceintes entre 1959 et 1967 à plusieurs reprises durant la grossesse puis en post-partum (un à trois jours après l’accouchement). Un excès de risque de cancer du sein avant l’âge de 50 ans est observé uniquement chez les femmes nées après 1931 (exposées au DDT dont l’usage avait été introduit en 1945 avant l’âge de 14 ans) : l’odds ratio (OR) dans le dernier tertile de concentration sérique de p,p’-DDT (échantillon du post-partum ou du troisième trimestre) est égal à 5,2 (IC95 : 1,7-17,1). La cohorte fournit aussi des preuves d’un effet de l’exposition prénatale au DDT en montrant une augmentation du risque de cancer du sein chez les filles (suivies jusqu’à l’âge de 52 ans) qui avaient subi la plus forte exposition in utero (OR dans le dernier quartile de concentration maternelle d’o,p’-DDT égal à 3,7 [1,5-9]). La cohorte italienne des femmes exposées à la dioxine lors de l’accident de Seveso en 1976 (Seveso Women Health Study [SWHS] se distingue par l’évaluation des effets d’une substance spécifique (2,3,7,8-tétrachlorodibenzo-para-dioxine [TCDD]) et pas d’un mélange, ainsi que par la comparaison à un groupe non exposé. Avec un recul de 32 ans, ses résultats [1] indiquent que la période de risque accru de cancer du sein aura duré 20 ans, la prolongation du suivi devant confirmer qu’elle est passée. Plus récente, la Danish National Birth Cohort (DNBC) identifie une association entre le cancer du sein avant l’âge de 40 ans et le taux sérique de PFOAS parmi différents PFAS mesurés durant la grossesse.

Les auteurs notent l’émergence d’une nouvelle approche permettant de mesurer l’activité biologique d’un mélange de xénoestrogènes (utilisée dans deux études seulement), ainsi que quelques progrès en matière d’interactions gène-environnement examinées dans 18 études. Elles concernent principalement le polymorphisme génétique de la glutathion S-transférase (GST) impliquée dans le métabolisme des HAP, le Long Island Breast Cancer Study Project (LIBCSP) indiquant en particulier que l’association entre le niveau des adduits à l’ADN et le risque de cancer du sein n’existe que pour trois variants génétiques de la GST.

Dans un contexte d’augmentation considérable du nombre de rapports sur les HAP et autres polluants atmosphériques (un tiers des articles passés en revue), des études cas-témoins, dont certaines ont considéré les expositions précoces et le statut ménopausique, identifient un effet de l’exposition à la pollution de l’air sur le risque de cancer du sein. Toutefois, les quelques études de cohortes disponibles produisent généralement des résultats négatifs.

De nouvelles preuves d’un effet de l’exposition aux solvants organiques sont apportées par des études reliant notamment le risque de cancer du sein à une exposition ayant débuté à un âge jeune et duré longtemps dans le cadre de l’activité professionnelle. D’une manière générale, le niveau des preuves pour les expositions professionnelles s’est accru, la plausibilité des associations étant soutenue par le caractère cancérogène et/ou actif endocrinien connu de substances présentes dans divers environnements de travail.

Nécessités d’améliorations persistantes

Les auteurs regrettent que trop peu d’études soient conçues pour mesurer une exposition durant une période critique, ce qui limite la possibilité d’examiner l’adéquation de leurs résultats avec les connaissances relatives à l’activité biologique d’une substance et à son mécanisme de cancérogénicité supposé. Un résultat nul provenant d’une étude dont le plan passe à côté de la fenêtre d’exposition pertinente ou ne tient pas compte du délai de latence n’est pas probant. Les spécificités du cancer du sein qui en font une maladie hétérogène méritent également d’être mieux prises en compte (différences entre les types pré- et post-ménopausiques et sensibilité hormonale variable des cellules tumorales notamment).

Si l’évaluation de l’exposition s’est améliorée dans les cohortes professionnelles, des efforts sont nécessaires pour constituer des groupes de comparaison appropriés eu égard aux facteurs liés au statut socio-économique et au mode de vie qui peuvent influencer le risque de cancer du sein. La comparaison à la population générale ou à une autre catégorie d’employés dans la même entreprise peut manquer de pertinence et exige une sélection soigneuse des covariables à contrôler.

La difficulté d’évaluer les effets de l’exposition à l’un des composants d’un mélange complexe de substances à activités biologiques diverses comme les PCB ou les HAP continue de freiner l’avancée des connaissances. Elle appelle à développer des méthodes alternatives aux mesures individuelles et représentatives de l’activité biologique totale (activité estrogénique, dommages à l’ADN), ainsi que des études d’interaction gène-environnement qui peuvent aider à interpréter les niveaux des biomarqueurs en fonction des variations interindividuelles du métabolisme.

Enfin, alors que les travaux sur des composés persistants anciens se poursuivent, l’évaluation des substances entrant dans la composition de produits actuellement sur le marché reste insuffisante.

 

  • [1] Environ Risque Sante 2012 ; 11 : 263-5. doi : 10.1684/ers.2013.0619

Publication analysée :

* Rodgers KM1, Udesky JO, Rudel RA, Brody JG. Environmental chemicals and breast cancer: an updated review of epidemiological literature informed by biological mechanisms. Environ Res 2018 ; 160 : 152-82. doi : 10.1016/j.envres.2017.08.045

1 Silent Spring Institute, Newton, États-Unis.