Fondements scientifiques

Méthodologie - Epidémiologie

YearBook 2023

Séverine Deguen (1), Wahida Kihal-Talantikite (2), Stéphanie Vandentorren (1, 3)

1. Université de Bordeaux, laboratoire Bordeaux Population Health (BPH), Inserm U1219, Bordeaux
2. Université de Strasbourg, laboratoire Image, Ville, Environnement (LIVE), UMR 7362 CNRS, Strasbourg
3. Santé publique France, Saint-Maurice

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Synthèse publiée le : 29/06/2023

SYNTHÈSE :
Inégalités sociales et environnementales de santé, deux dimensions étroitement liées : quelle implication en santé publique ?

L’existence d’inégalités socioenvironnementales de santé est aujourd’hui solidement documentée. Construire un environnement sain et favorable à la santé dès le plus jeune âge, pour tous, avec une attention particulière envers les plus vulnérables reste toutefois un enjeu majeur en santé publique. La prise en compte des inégalités environnementales par le décideur en santé publique reste en effet difficile, faute d’y intégrer de façon systématique les aspects sociaux et environnementaux. Il est pourtant primordial de mener des interventions territoriales en faveur de la santé, comme l’amélioration de la qualité de l’air par exemple, avec une démarche d’universalisme proportionné, qui prend en compte le désavantage social préexistant de certaines populations. Il est également crucial de mener une évaluation des conséquences de ces interventions auprès des plus défavorisés, pour promouvoir l’équité en santé.


Problématique

La population française présente un bon état de santé en moyenne ; pour preuve, l’augmentation de l’espérance de vie, tout particulièrement chez les femmes dont l’espérance de vie est l’une des plus élevées de l’Union européenne [1]. Pourtant, de fortes inégalités de santé sont rapportées dès l’enfance et se poursuivent tout au long de la vie. Les inégalités de santé sont des « différences systématiques, évitables et importantes dans le domaine de la santé » observées entre des groupes sociaux [2]. Elles résultent d’une inégalité de distribution d’une multitude de déterminants sociaux, tels que le genre, l’origine géographique (pays de naissance), la situation socioéconomique (niveau d’éducation, revenu, emploi), qui influent sur les conditions de vie (logement, structure familiale, soutien social, etc.) et de travail, et dépendent d'autres déterminants plus globaux, tels que la discrimination, les structures politiques, culturelles, économiques et sociales, et l’environnement naturel. En effet, les inégalités environnementales se nourrissent des inégalités sociales : la vulnérabilité sociale pourrait être inversement proportionnelle à la qualité de l’environnement physique. Les facteurs environnementaux sont considérés comme un déterminant de santé à part entière, et la dimension environnementale est de plus en plus intégrée à l’étude des inégalités de santé et inversement.


Mécanismes

Deux mécanismes expliquant comment l’environnement pourrait contribuer aux inégalités sociales de santé sont aujourd’hui solidement documentés :

  • le premier mécanisme s’intéresse à analyser les niveaux d’exposition et le nombre de nuisances environnementales auxquels sont soumises les populations selon leur profil socioéconomique individuel ou de résidence : il s’agit ici du différentiel d’exposition. De nombreuses études européennes rapportent que les populations socioéconomiquement défavorisées ou résidantes dans un lieu défavorisé sont plus exposées aux nuisances environnementales [3, 4]. Mais il s’agit d’une situation qui ne peut pas être globalement généralisée. En France, à Strasbourg par exemple, une étude a démontré au contraire que les classes moyennes étaient les plus exposées à la pollution issue du trafic routier [5], situation que l’on retrouve également dans l’agglomération de Lyon [6]. Ces contrastes tiennent à l’histoire de la construction urbaine, propre à chaque territoire. Quant à Paris, un gradient inverse a été rapporté : les quartiers les plus favorisés socioéconomiquement sont également ceux qui présentent des niveaux de pollution atmosphérique les plus élevés ; une situation également rapportée à Rome [6, 7] ;

  • le second quant à lui vise à démontrer l’existence d’une modification des effets de l’exposition à des nuisances environnementales sur la santé selon les groupes socioéconomiques dans la population ou au sein des territoires : il est connu sous le terme de différentiel de vulnérabilité. Les études explorant l’existence du différentiel de vulnérabilité ont notamment montré que les conséquences sanitaires des expositions environnementales étaient plus délétères pour les populations ayant un état de santé précaire, un habitat dégradé, des comportements à risque pour la santé, un moindre recours aux soins ou des conditions de travail difficiles [7]. Les inégalités de santé résultent également de l’organisation, la gestion et la pratique de l’espace (urbain, péri-urbain ou rural), marqué par une segmentation directement liée à la valeur foncière du terrain, du logement et du bâti, et plus globalement de l’aménagement du territoire, engendrant de véritables inégalités territoriales de santé. Ainsi, sauf sous l’effet de politiques volontaristes de mixité sociale, des îlots socialement contrastés se créent. Ces derniers dérivent progressivement vers la ségrégation territoriale, voire à l’invisibilité sociale en raison des inégales capacités des groupes sociaux à porter et faire valoir leurs intérêts.


Des populations plus vulnérables

Concept dérivé des études environnementales, le niveau de vulnérabilité s’apprécie au regard de la résilience, de la capacité pour un individu à absorber un choc et à se reconstruire. Or, certaines populations sont par définition plus sensibles, comme les enfants, et parmi eux les enfants défavorisés sont particulièrement vulnérables à leur environnement. Les enfants en situation d’exclusion sociale cumulent tous les facteurs de vulnérabilité environnementale dus à leurs difficiles conditions de vie et de logement [8, 9]. En effet, l’enfant est plus vulnérable que l’adulte aux risques environnementaux pour des raisons physiologiques (relatives à leur masse corporelle, ils respirent, mangent et boivent davantage, et leurs organes sont moins matures, notamment le système immunitaire ou les organes d’épuration comme le foie ou le rein), mais aussi par des raisons comportementales (déplacement au sol et comportement main-bouche, ce qui augmente l’exposition aux poussières fixant les substances chimiques). C’est pourquoi, à même exposition, les effets sanitaires sont plus importants dans certaines périodes critiques dites « fenêtres de vulnérabilité », comme la vie in utero, la petite enfance, ou la puberté.

En France, on compte 21 % d’enfants vivant en situation de pauvreté contre 14,8 % de la population générale. La majorité d’entre eux se concentrent dans les centres urbains, là où les niveaux d’expositions environnementales, la pollution de l’air liée au trafic routier notamment, sont les plus élevés. Dans son rapport, l’UNICEF [10], en collaboration avec le Réseau Action Climat et quelques chercheurs, a fait le point sur cette problématique et a conclu qu’il fallait « mieux protéger les enfants et faire de la lutte contre la pollution de l’air un levier au service du combat contre les inégalités sociales ». Pour arriver à cette conclusion, les auteurs ont rappelé combien le développement de l’enfant au cours des 1 000 premiers jours était dépendant à la fois de l’environnement sain de la mère pendant la grossesse mais aussi de l’environnement dans lequel il évoluait durant sa petite enfance. Face à l’enjeu actuel d’investiguer la totalité des expositions auxquelles un individu est soumis depuis sa conception à sa mort, le rapport affirme la nécessité d’investiguer le concept d’« exposome » dans la population particulière « des enfants pauvres pour adapter les interventions et les prises de décisions de façon proportionnelle au niveau de défaveur socioéconomique ». Dans ce rapport, l’analyse des résultats d’études épidémiologiques démontre l’augmentation de maladies respiratoires chez l’enfant, et plus particulièrement chez les plus défavorisés, mais également l’augmentation du risque de ces maladies avec l’augmentation de l’exposition à la pollution atmosphérique dans les lieux les plus fréquentés par l’enfant.

En effet, l’exposition à la pollution atmosphérique dans les lieux les plus fréquentés par l’enfant, à savoir le lieu de résidence et l’école, a fait l’objet de peu d’études à ce jour. Les quelques données analysées à l’échelle infracommunale (îlots regroupés pour l’information statistique [IRIS]) sur ce sujet démontrent par exemple que dans l’agglomération de Lyon, la proportion d’écoles classées REP et REP+ (réseau d’action prioritaire) est trois fois plus élevée dans les IRIS dépassant les 40 µg/m³ de NO2 que les écoles non REP. On constate ainsi une mauvaise qualité de l’air extérieur qui vient s’accumuler avec une qualité médiocre de l’air à l’intérieur de l’école. Une récente revue de la littérature synthétisant 17 études épidémiologiques, investiguant la question de la modification de l’effet du statut socioéconomique, a mis en évidence une augmentation du risque de problèmes respiratoires avec l’augmentation de la pollution atmosphérique chez les enfants en situation de défavorisation socioéconomique [11]. Cette question mériterait cependant d’être approfondie et ces résultats confirmés sur d’autres agglomérations afin d’évaluer la possible surexposition des enfants en situation de défavorisation socioéconomique sur le temps de l’école et les bénéfices sanitaires liés aux interventions dans une perspective de réduction des inégalités sociales de santé et de la prise en compte des populations les plus vulnérables.


Quelle implication en santé publique ?

Le frein principal à la prise en compte des inégalités environnementales par le décideur en santé publique est en grande partie lié à la difficulté de conduire une réflexion transversale intégrant les aspects sociaux et environnementaux. Délimiter ce qui relève strictement de la dimension sociale des inégalités et ce qui dépend des spécificités des territoires est le préalable de toute mesure des inégalités sociales et environnementales de santé. La santé et la qualité de la vie dépendent elles de l’appartenance à une classe sociale, aux individus eux-mêmes ou à l’appartenance à un territoire. L’élaboration d’une méthodologie croisant informations environnementales et sociales est donc un préalable indispensable pour permettre de mieux répondre à ces questions.Si la quantification des bénéfices environnementaux et sanitaires est réalisée pour évaluer l’impact de l’amélioration de la qualité de l’air, peu de travaux s’intéressent à l’évaluation de la répartition de ces bénéfices selon les groupes socioéconomiques. Pourtant, les quelques observations empiriques concernant l’effet des programmes de santé publique tendent à démontrer qu’ils sont aussi socialement structurés et auraient pour conséquence de creuser les inégalités sociales et territoriales de santé en l’absence d’actions destinées prioritairement à des groupes plus défavorisés. C’est ce que Benmarhnia et al. ont démontré concernant la mise en place de la zone à faible émission à Londres, en concluant que cette intervention pourrait modifier la répartition spatiale de la pollution atmosphérique au détriment des populations plus vulnérables [12]. De plus, les résultats du projet Equit’Area, décrit dans le rapport du Haut Conseil de santé publique, mettent en évidence qu’à Lille la baisse moyenne des concentrations du NO2 dans les IRIS les plus défavorisés a été légèrement moindre que celle observée dans les IRIS les plus favorisés [13]. Dans ce contexte, il apparaît alors primordial de s’interroger sur les conséquences involontaires que la mise en place de ces interventions territoriales sur les inégalités sociales de santé peut entraîner. Pourtant, suivant le concept défini par Sir Marmot il y a plus de 10 ans, pour promouvoir un environnement urbain favorable à la santé en réduisant les inégalités d’exposition environnementale (équité), le choix des interventions territoriales devrait s’appuyer sur une démarche d’universalisme proportionné [14]. Celle-ci se définit par la déclinaison d’interventions en faveur de la santé, comme ici l’amélioration de la qualité de l’air, qui devraient tenir compte du désavantage social préexistant.


Conclusion et perspectives

Aujourd’hui, il n’est pas nécessaire de souligner combien pertinente est la problématique des inégalités environnementales et sociales de santé. Cette orientation constitue dorénavant un axe structurant du PNSE4 (Plan national santé-environnement) et est reprise par la loi de santé publique dont un des objectifs affichés est de réduire le gradient des inégalités sociales de santé. Cependant, l’état des connaissances (décrit ci-dessous) et l’étude des données statistiques françaises (encore peu nombreuses) relatives aux inégalités sociales de santé et d’exposition à des nuisances environnementales, montrent que la difficulté de prendre en compte ce phénomène complexe réside probablement dans le caractère multifactoriel de l'état de santé (précarité, nutrition, conditions de vie, etc.) des populations défavorisées. Mais elle découle aussi d’un problème de conception de l’action territoriale puisque les politiques actuelles se heurtent à un cloisonnement selon les thématiques et les institutions qui les portent. En effet, la séparation est visible au niveau des différents types d’acteurs impliqués : plusieurs niveaux de décideurs (national/local, État/collectivités territoriales) sont concernés et se confrontent à des expertises parfois plurielles (associations, organismes publics, etc.).

Face à un tel constat, et alors que les inégalités sociales de santé sont une préoccupation majeure en santé publique, la question se pose de savoir si les conséquences des interventions et actions territoriales (lutter contre les nuisances environnementales et promouvoir un aménagement du territoire favorable à la santé) pour améliorer la santé de la population par rapport à ces inégalités sociales font l’objet d’une évaluation. Différents acteurs y compris les décideurs s’intéressent à cette question, mais ils sont confrontés aux besoins de développement d’outils d’évaluation des inégalités environnementales et à l’accès à des informations structurées et objectives afin d’identifier les zones géographiques prioritaires pour mener des actions efficaces. Ainsi, pour prendre efficacement en compte les inégalités en matière de santé dans les différentes politiques territoriales, il faut construire une démarche et développer une culture commune d’évaluation axée sur l’équité en santé. C’est en empruntant cette voie que les conséquences négatives involontaires d’une intervention environnementale territoriale, qui pourraient s’observer sur des groupes vulnérables ou marginalisés dans la population générale, pourront être anticipées et donc limitées voire évitées. Ainsi, par exemple, les politiques d’amélioration de la qualité de l’air produisent leurs effets sur le long terme et sont donc difficiles à évaluer à courte échéance ; ces difficultés ne sont compensées ni par une incitation financière spécifique, ni par une obligation réglementaire particulière. Ainsi, la crainte d’une surcharge d’études d’impact et d’évaluations liées aux politiques que portent les acteurs et le manque de moyens humains, est vraisemblablement un frein majeur au développement de la pratique de ces évaluations.

C’est pourtant grâce à l’évaluation de ces effets qu’il sera à terme possible de prendre efficacement en compte les inégalités sociales de santé dans l’élaboration et la mise en œuvre des interventions publiques sur la qualité de l’air en particulier et sur l’amélioration de la qualité de l’environnement de façon générale, comme de l’ensemble des politiques publiques.


Références

[1] INSEE. Espérance de vie - Mortalité, 2019 : https://www.insee.fr/fr/statistiques/3676610?sommaire=3696937

[2] Santé publique France. Les inégalités sociales et territoriales de santé, 2021 : https://www.santepubliquefrance.fr/les-inegalites-sociales-et-territoriales-de-sante

[3] Kruize H, Driessen PP, Glasbergen P, van Egmond KN. Environmental equity and the role of public policy: experiences in the Rijnmond region. Environ Manage 2007 ; 40 : 578-95.

[4] Namdeo A, Stringer C. Investigating the relationship between air pollution, health and social deprivation in Leeds, UK. Environ Int 2008 ; 34 : 585-91.

[5] Havard S, Deguen S, Zmirou-Navier D, Schillinger C, Bard D. Traffic-related air pollution and socioeconomic status: a spatial autocorrelation study to assess environmental equity on a small-area scale. Epidemiology 2009 ; 20 : 223-30.

[6] Padilla CM, Kihal-Talantikite W, Vieira VM, et al. Air quality and social deprivation in four French metropolitan areas--a localized spatio-temporal environmental inequality analysis. Environ Res 2014 ; 134 : 315-24.

[7] Forastiere F, Stafoggia M, Tasco C, et al. Socioeconomic status, particulate air pollution, and daily mortality: differential exposure or differential susceptibility. Am J Ind Med 2007 ; 50 : 208-16.

[8] Lefeuvre D, Delmas MC, Marguet C, Chauvin P, Vandentorren S. Asthma-Like Symptoms in Homeless Children in the Greater Paris Area in 2013: Prevalence, Associated Factors and Utilization of Healthcare Services in the ENFAMS Survey. PLoS One 2016 ; 11 : e0153872.

[9] Brabant G, Etchevers A, Spanjers L, et al. Activités à risque d’exposition au plomb et saturnisme chez les enfants de familles de gens du voyage en Charente, 2017-2019. Bull Épidémiol Hebd 2022 : 240-7 ; http://beh.santepubliquefrance.fr/beh/2022/14/2022_14_1.html

[10] Rapport UNICEF. Pollution de l’air et pauvreté des enfants : de l’injustice sociale dans l’air, 2021 : https://www.unicef.fr/article/pollution-de-lair-et-pauvrete-des-enfants-de-linjustice-sociale-dans-lair/

[11] Munoz-Pizza DM, Villada-Canela M, Reyna MA, Texcalac-Sangrador JL, Osornio-Vargas ÁR. Air pollution and children's respiratory health: a scoping review of socioeconomic status as an effect modifier. Int J Public Health 2020 ; 65 : 649-60.

[12] Benmarhnia T, Rey L, Cartier Y, Clary CM, Deguen S, Brousselle A. Addressing equity in interventions to reduce air pollution in urban areas: a systematic review. Int J Public Health 2014 ; 59 : 933-44.

[13] Rapport du Haut Conseil de la santé publique. Évaluation du deuxième plan national santé-environnement, 2013.

[14] Marmot M. Fair society, healthy lives. The Marmot Review: Strategic review of health inequalities in England post-2010, 2010.