ANALYSE D'ARTICLE

« Bruit de fond » radioactif et cancers de l’enfant : étude nationale suisse

Cette étude longitudinale de grande envergure suggère que le rayonnement ionisant « de fond », d’origine cosmique et terrestre, contribue au risque de leucémie et de tumeurs cérébrales de l’enfant.

This large-scale longitudinal study suggests that background ionizing radiation, from terrestrial gamma and cosmic rays, adds to the risk of leukemia and brain tumors in children.

L’exposition aux rayonnements ionisants (RI) est le seul facteur de risque environnemental avéré pour les deux principaux types de cancers de l’enfant : les leucémies et les tumeurs du système nerveux central (SNC). Toutefois, si la cancérogénicité d’une irradiation importante à modérée (bombe atomique, radiothérapie) est établie, l’effet de l’exposition banale à de faibles doses de RI (radioactivité naturelle, examens diagnostiques) est méconnu.

Dans quelle mesure l’exposition aux RI d’origine cosmique et terrestre contribue-t-elle à la survenue de cancers chez l’enfant ? Les quelques travaux menés jusqu’à présent, de type écologique en dehors de deux études cas-témoins, ne montrent généralement pas d’effet de cette radioactivité de fond, ou suggèrent, plus rarement, l’existence d’une faible influence. Cette étude longitudinale suisse d’ampleur nationale vient enrichir la littérature.

 

Présentation de l’étude

Les enfants qui avaient moins de 16 ans lors des recensements de 1990 et/ou de 2000 ont été inclus dans l’étude (n = 2 093 660). Cette population a été suivie jusqu’au 31 décembre 2008 au plus tard (sinon jusqu’à la date du 16eanniversaire, du diagnostic d’un cancer, du départ du pays ou du décès). La consultation du registre suisse du cancer de l’enfant a permis d’identifier 1 782 cas incidents de cancers incluant 530 leucémies (dont 416 leucémies aiguës lymphoblastiques [LAL]), 328 lymphomes et 423 tumeurs du SNC.

Un modèle existant (avec un maillage spatial de 2 km x 2 km) a été utilisé pour estimer le « bruit de fond » radioactif (somme de la radioactivité d’origine cosmique et d’origine terrestre, naturelle et artificielle (résultant principalement de la déposition de césium 137 après l’accident de Tchernobyl), à l’adresse résidentielle au moment de l’entrée dans l’étude. Pour les enfants nés entre 1985 et 1990 (apparaissant dans la population de moins de 16 ans lors des deux recensements et représentant 21 % de l’effectif) qui avaient déménagé entre 1990 et 2000, l’adresse de 1990 a été mise à jour en 1995 ou en 2000 selon qu’ils habitaient depuis plus ou moins de cinq ans à l’adresse indiquée en 2000. L’intensité du « bruit de fond » radioactif (exprimé en débit de dose : nanoSievert par heure) allait de 55 à 383 nSv/h, avec une valeur moyenne de 109 nSv/h et une médiane égale à 103 nSv/h. La radioactivité terrestre d’origine naturelle en était à la fois le principal contributeur (en moyenne 50,5 %) devant le rayonnement cosmique (42 %) et terrestre d’origine artificielle (7,5 %), et le principal facteur de variation, du fait des contrastes géologiques du territoire suisse (radioactivité relativement élevée des roches cristallines du massif alpin central comparativement au sol sédimentaire de la région préalpine du Nord).

Quatre catégories d’exposition ont été défi nies : moins de 100 nSv/h (38,5 % de la population, constituant le groupe de référence), entre 100 et 150 nSv/h (54,8 % de la population), entre 150 et 200 nSv/h (5,7 %), et à partir de 200 nSv/h (1 %). Des modèles tenant compte du sexe et de l’année de naissance ont été utilisés pour examiner l’association entre l’exposition et le risque de cancer. Des analyses secondaires ont été réalisées après ajustement sur les facteurs de confusion potentiels suivants : rang et poids de naissance de l’enfant, niveau socio-économique de la famille, nombre d’occupants par chambre, degré d’urbanisation de la commune, exposition à la pollution atmosphérique liée au trafic (sur la base de la distance entre le domicile et une autoroute), et exposition à des champs électromagnétiques (sur la base de la proximité d’antennes de radiotélécommunication et de lignes électriques à haute tension).

Les auteurs ont recherché une tendance dose-réponse en utilisant, d’une part le débit de dose, d’autre part la dose cumulée depuis la naissance, qui était en moyenne de 9,06 mSv (médiane : 9,12 mSv, fourchette : 0,03-49,4 mSv). Enfin, des analyses de sensibilité ont été effectuées dans la population « stable », restreinte aux sujets habitant depuis plus de cinq ans (ou depuis leur naissance pour les enfants de moins de cinq ans) à l’adresse indiquée à l’entrée dans l’étude (n = 1 311).

 

Résultats des analyses

L’étude met en évidence un excès de risque de leucémie (hazard ratio[HR] = 2,04 [IC95 = 1,11-3,74] et 2,12 [1,09-4,16] pour la LAL) dans la population la plus exposée (≥ 200 nSv/h), ainsi qu’une augmentation non significative du risque de tumeur du SNC (HR = 1,99 [0,98-4,05]). L’ajustement sur les facteurs de confusion potentiels ne modifie pas ces résultats.

Une tendance dose-réponse est observée pour tous les types de cancers en dehors des lymphomes : HR associé à une augmentation de 100 nSv/h égal à 1,27(IC95 = 1,06-1,52) pour l’ensemble des cancers, à 1,25 (0,90-1,75) pour les leucémies, à 1,23 (0,84-1,81) pour la LAL et à 1,32 (0,91-1,91) pour les tumeurs du SNC. Les estimations sont légèrement plus fortes dans la population « stable » sans que la tendance dose-réponse devienne significative pour chaque type de cancer individuellement (HR égal à 1,31 [0,86- 2,01] par exemple pour la LAL).

Des résultats similaires sont obtenus en utilisant la dose cumulée depuis la naissance : HR associé à une augmentation d’1 mSv égal à 1,028 (1,008-1,048) pour l’ensemble des cancers, à 1,036 (0,97-1,077) pour les leucémies, à 1,037 (0,990-1,086) pour la LAL et à 1,042 (1,002-1,084) pour les tumeurs du SNC. L’effet est renforcé dans la population stable, surtout pour les tumeurs du SNC (HR égal à 1,06 [1,015-1,106]).

Dans leur ensemble, ces résultats suggèrent que le rayonnement ionisant « de fond » contribue au risque de leucémie et de tumeurs cérébrales de l’enfant. Cette hypothèse plausible mérite d’être testée dans des études dans lesquelles l’exposition serait plus précisément évaluée. Le modèle utilisé ici, développé sur la base des données d’un vaste réseau de mesures couvrant tout le pays, présentait néanmoins des faiblesses qui ont pu entraîner des erreurs de classement. En particulier, l’estimation du rayonnement ionisant d’origine cosmique tenait compte de l’altitude mais pas de facteurs de variation tels que l’importance de la couverture neigeuse et l’activité solaire. Par ailleurs, c’est l’exposition extérieure qui a été estimée, alors que les enfants passent le plus clair de leur temps à l’intérieur. Enfin, bien que des efforts aient été faits pour prendre en compte la mobilité résidentielle, l’histoire résidentielle précise, qui aurait pu permettre un calcul plus juste de la dose cumulée, n’était pas connue.

Laurence Nicolle-Mir


Publication analysée :

Spycher B1, Lupatsch J, Zwahlen M, et al. Background ionizing radiation and the risk of childhood cancer: a census-based nationwide cohort study. Environ Health Perspect 2015; 123: 622-8.

doi: 10.1289/ehp.1408548

 

1 Institute of Social and Preventive Medicine (ISPM), University of Bern, Suisse.