ANALYSE D'ARTICLE

Brassage de population et leucémie infantile : étude nationale suisse

L’hypothèse d’un lien entre le brassage de population et la leucémie infantile n’est pas soutenue par les résultats de cette vaste étude dans la population suisse. Ils suggèrent au contraire que l’accroissement démographique dans les zones urbaines s’accompagne d’une diminution du risque.

The hypothesis of a link between population mixing and childhood leukemia is not supported by the results of this huge study of the Swiss population. On the contrary, they suggest that population growth in urban zones is associated with decreased risk.

Le brassage de population a été proposé en 1988 par Kinley comme explication à l’excès de cas de leucémie infantile alors observé autour des centrales nucléaires britanniques de Dounreay et Sellafield. Selon cette hypothèse, l’afflux de travailleurs dans ces zones géographiquement isolées aurait généré des foyers épidémiques locaux à l’origine de ces cas, l’agent infectieux cancérogène restant à identifier.

Plusieurs études épidémiologiques, de type écologique principalement, ont été réalisées par la suite en différents lieux pour tester l’hypothèse de Kinley. Les indicateurs du brassage de population utilisés étaient l’accroissement démographique, le niveau d’immigration ou la diversité d’origine des immigrés. Une récente méta-analyse des études fondées sur l’accroissement démographique a conclu à une association positive entre l’incidence de la leucémie infantile et le brassage de population en zone rurale seulement. Les auteurs de ce nouveau travail ont cherché à savoir si cette conclusion s’appliquait à la Suisse. Leur investigation se distingue des précédentes par son ampleur, l’utilisation de données individuelles et des trois critères de mesure du brassage de population, ainsi que par la prise en compte d’expositions environnementales et d’indicateurs du statut socio-économique en tant que facteurs de confusion potentiels.

 

Présentation de l’étude

La population de départ était celle de tous les enfants âgés de moins de 16 ans lors des recensements de 1990 et de 2000. Leurs données de suivi individuelles ont été obtenues de la Cohorte nationale suisse (CNS), une plateforme de recherche longitudinale qui relie les informations issues des recensements aux registres de mortalité et des mouvements migratoires. Le registre suisse des cancers de l’enfant a permis d’identifier 536 cas incidents de leucémie diagnostiqués entre la date du premier recensement et le 31 décembre 2008 dans cette population de 2 128 012 sujets, après exclusion de 1 249 enfants ayant eu un cancer avant l’entrée dans la cohorte. L’âge médian à l’entrée était de 6,6 ans et la durée médiane du suivi (qui prenait fin à la date du diagnostic, du décès, de l’émigration, du 16e anniversaire ou du 31 décembre 2008) était de 8,1 ans. Trois critères sanitaires ont été considérés pour l’analyse : tous les cas de leucémie, ceux de leucémie aiguë lymphoblastique (LAL) seulement (n = 429), et tout type de leucémie chez l’enfant de moins de cinq ans (n = 147).

L’exposition au brassage de population a été mesurée à l’échelon de la municipalité, qui représente la plus petite unité administrative en Suisse, sur la base des informations collectées au moment du recensement. Pour les enfants nés après 1984, enregistrés à deux reprises dans la population de moins de 16 ans, l’exposition a été mise à jour avec les données du second recensement. Les trois indicateurs considérés (croissance démographique, niveau d’immigration et diversité d’origine des immigrés) se référaient aux mouvements de populations au cours des cinq années précédant la date du recensement. La classification de l’Office statistique fédéral en quatre catégories d’urbanisation a été utilisée pour répartir les 2 584 municipalités en 1 664 municipalités rurales et 920 urbaines (groupe incluant les trois premières catégories d’urbanisation). Le brassage de population tendait à être plus important en zone urbaine que rurale et d’ampleur similaire pour les périodes 1985-1990 et 1995-2000, sauf pour la croissance démographique qui était plus élevée au cours de la seconde (26 % versus 6 %).

Pour chacun des indicateurs, cinq niveaux d’exposition ont été déterminés (correspondant aux quintiles de la distribution) et les hazard ratio (HR) ont été calculés en référence au premier quintile, pris pour référence. Les modèles étaient ajustés sur l’exposition résidentielle à la pollution liée au trafic (simplement estimée sur la base de la distance à une route à grande circulation), au rayonnement ionisant d’origine terrestre et cosmique et au champ électromagnétique (sur la base de la puissance des radiotransmetteurs et de la distance à une ligne à haute tension). Ont également été pris en compte le niveau d’études du chef de famille, la valeur du logement, sa densité d’occupation, ainsi qu’un indice du niveau socio-économique du quartier d’habitation.

 

Résultats

L’accroissement démographique est inversement lié au risque de leucémie dans la population totale (HR dans le dernier quintile= 0,68 (IC95 : 0,52-0,88). Les analyses stratifiées selon le niveau d’urbanisation retrouvent une association négative pour les municipalités urbaines (HR = 0,59 [0,43-0,81] toujours dans le dernier quintile) tandis qu’il n’existe pas d’association en zone rurale (HR = 1,11 [0,65-1,89]). Toutefois, le test d’interaction ne montre pas d’effet significatif du niveau d’urbanisation sur l’association entre l’accroissement démographique et le risque de leucémie (p = 0,271). Les résultats sont globalement similaires dans la sous-population des LAL et dans celle des enfants de moins de cinq ans.

Une association négative entre le niveau d’immigration et la leucémie est par ailleurs mise en évidence, avec des hazard ratio dans la dernière catégorie d’exposition égaux à 0,60 (0,41-0,87) en zone urbaine et 0,61 (IC95 : 0,30-1,21) en zone rurale pour la LAL. Les HR sont proches pour la population totale mais voisins de 1 pour les leucémies avant cinq ans. Dans cette sous-population uniquement, une influence de la diversité d’origine des immigrés est observée en zone rurale, mais l’excès de risque estimé, assorti d’un intervalle de confiance large, n’est pas significatif (HR = 1,39 [0,30-6,50] dans le dernier quintile).

Dans leur ensemble, ces résultats ne soutiennent pas l’hypothèse d’un rôle du brassage de population dans la leucémie infantile. En l’absence de définition univoque du brassage, cette hypothèse est difficile à tester. Les auteurs estiment que l’utilisation de plusieurs critères, permettant de capturer différents aspects du mouvement de population, est préférable à la référence unique à l’accroissement démographique. Celui-ci peut, par exemple, être faible, si le départ des habitants d’une commune compense à peu près l’afflux d’immigrés. La difficulté réside plus fondamentalement dans le fait que le facteur étiologique présumé est un agent infectieux encore inconnu. Or, ce qui est observé est le brassage, pas l’épidémie. La circulation variable de l’agent infectieux peut expliquer des résultats contradictoires entre études réalisées en différents lieux et époques.

 

Laurence Nicolle-Mir

 

Publication analysée :

Lupatsch JE, Kuehni CE, Niggli F, Amman RA, Egger M, Spycher BD. Population mixing and the risk of childhood leukaemia in Switzerland: a census-based cohort study. Eur J Epidemiol 2015; 30: 1287-98.

Institute of social and preventive medicine (ISPM), University of Bern, Suisse.

doi: 10.1007/s10654-015-0042-5