ANALYSE D'ARTICLE

DDT et justice environnementale intergénérationnelle

S’appuyant sur une étude expérimentale qui rapporte des effets transgénérationnels du DDT, cet article appelle à revoir la décision de continuer à l’utiliser dans la lutte antivectorielle.

Based on an experimental study describing DDT’s transgenerational effects, this article calls for a review of the decision to continue utilizing it in vector control.

La recherche indique que différents types d’expositions (à une malnutrition, un stress ou des agents chimiques) peuvent induire des modifications épigénétiques transmissibles à la descendance, susceptibles de favoriser l’expression de maladies sur plusieurs générations. Ce phénomène d’héritage transgénérationnel médié par l’épigénétique explique que notre état de santé puisse être influencé par les expositions que nos ancêtres ont subies. Une récente étude chez le rat montre que l’administration de dichlorodiphényltrichloroéthane (DDT) à des femelles gestantes favorise le développement d’une obésité à la 3e génération, qui touche la moitié des individus et est accompagnée d’anomalies histologiques des reins, des testicules et des ovaires. L’ADN des gamètes mâles porte la signature épigénétique (méthylation de régions particulières) d’une exposition au DDT.

Ces preuves expérimentales d’effets transgénérationnels du DDT engagent à reconsidérer la décision de poursuivre son utilisation, selon les auteurs de cet article.

 

La situation actuelle

Le DDT est interdit depuis plus de 30 ans aux États-Unis ainsi que dans la plupart des pays développés, et son élimination a été proposée en 2001 dans le cadre de la convention de Stockholm. Son utilisation a néanmoins augmenté depuis, notamment en Afrique, sous l’impulsion du programme de contrôle du paludisme de la fondation Bill & Melinda Gates. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a pris position en 2006 en recommandant son utilisation pour lutter contre les insectes vecteurs à l’intérieur des habitations (programmes de pulvérisation intradomiciliaire résiduelle). La quantité de DDT répandue chaque année est estimée à plus de 5 000 tonnes et l’Inde est le plus gros pays consommateur.

Les études montrent que la pulvérisation à l’intérieur des habitations entraîne une forte exposition des occupants. La toxicité pour l’homme et l’environnement du DDT est connue, comme celle de son métabolite très persistant, le dichlorodiphényldichloroéthane (DDE). Le DDT est néanmoins préféré à d’autres insecticides qui représentent des alternatives possibles (organochlorés comme le méthoxychlore, l’aldrine, le dieldrine et l’eldrine ou molécules plus récentes comme la bifenthrine, le chlorfénapyr et le pirimiphos) pour sa longue durée d’action, qui permet de réduire la fréquence des traitements, et pour son faible coût.

 

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Commentaires

La longue histoire des dommages du DDT pour l’homme et son environnement se poursuit, notamment en Afrique, malgré l’interdiction de cet insecticide dans de nombreux pays, et sur recommandation d’une autorité sanitaire internationale, avec son utilisation domestique dans la lutte contre le paludisme - alors qu’il existe des alternatives possibles, mais moins avantageuses en termes de durée d’action, de fréquence des traitements et de coût financier.

L’article de Kabasenche et al. est l’occasion de rappeler, s’il en était besoin, que la logique gestionnaire du meilleur rapport coût-bénéfice, ainsi que la logique médicale du moindre mal, devraient respecter des limites éthiques : aux principes moraux de la non-malfaisance et de l’obtention du consentement éclairé appliqués en médecine, il convient d’ajouter en santé publique - outre le principe de justice environnementale - celui de la juste répartition des conséquences de l’utilisation entre la génération actuelle et les suivantes.

En effet, le développement fulgurant de l’épigénétique assoit maintenant sur des bases solides de fortes présomptions d’effets transgénérationnels des expositions à cet insecticide, sur trois générations, qui n’ont pas été prises en compte par les décideurs gestionnaires du risque. Il est utile pour la santé publique de le déplorer.

Jean Lesne

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Revoir le rapport coût/bénéfice

L’expérimentation suggère que les arrière-petits-enfants des personnes actuellement exposées au DDT pourraient souffrir d’obésité et de maladies associées comme des affections rénales ou le syndrome des ovaires polykystiques. La prise en compte de l’impact transgénérationnel du DDT amène ainsi à réévaluer le coût de son utilisation actuelle. L’avancée des connaissances montrera dans quelle mesure elle l’alourdit. Elle complique aussi l’évaluation des bénéfices.

Pour les personnes de la génération « F0 » (actuellement exposée), il suffit de mettre en balance les bénéfices tirés de l’exposition au DDT (réduction de la mortalité et de la morbidité liées au paludisme) face aux bénéfices de la non-exposition (éviction d’effets toxiques). La situation est tout autre pour les personnes de la génération « F3 » dans l’hypothèse où ils sont amenés à subir les conséquences de l’exposition de leurs arrière-grands-parents. La non-utilisation du DDT n’aurait entraîné aucun préjudice pour eux, sauf à considérer qu’ils ne seraient pas nés si leurs aïeux étaient décédés trop jeunes du paludisme. Cette objection, qui peut sembler a priori définitive, mérite pourtant d’être dépassée pour amener la réflexion au niveau éthique. Si les individus de la génération « F3 » n’étaient pas nés, peut-on affirmer que cette non-existence aurait été dommageable pour eux ? Est-il préférable d’assurer leur venue au monde par un moyen qui risque aussi d’altérer leur santé et leur bien-être ?

 

Considérations éthiques

Le problème des effets transgénérationnels possibles du DDT peut servir de support pour aborder la question de la justice environnementale intergénérationnelle. La justice environnementale suppose que les bénéfices et le prix à payer des pratiques et activités qui modifient notre environnement soient équitablement répartis entre tous les individus vivant actuellement sur la planète. La dimension intergénérationnelle nous invite à examiner comment nos pratiques d’aujourd’hui vont peser sur (ou profiter à) ceux qui seront sur Terre dans 50, 100 ou 500 ans.

Pour les auteurs de cet article, la décision de poursuivre une pratique dont on soupçonne qu’elle va retentir négativement sur les générations futures viole trois principes moraux : celui de la juste répartition des bénéfices et des coûts entre la génération actuelle et les suivantes, celui de la non-malfaisance (éviter de nuire à autrui, qui s’applique même si autrui est en devenir), et celui de l’obtention d’un consentement éclairé. Par définition, les individus à naître ne peuvent pas être consultés pour dire s’ils acceptent ou pas de courir un risque pour un bénéfice compensatoire. Ils seront soumis à une décision imposée par les générations précédentes.

À la lumière des fortes présomptions d’effets transgénérationnels du DDT et de l’existence d’alternatives, le statu quo – poursuivre son utilisation sur les bases actuelles – paraît difficilement défendable.

Laurence Nicolle-Mir

 

Publication analysée :

Kabasenche WP1, Skinner MK. DDT, epigenetic harm, and transgenerational environmental justice. Environmental Health 2014; 13: 62.

doi: 10.1186/1476-069X- 13.62

 

1 Center for Reproductive Biology, School of Politics, Philosophy, and Public Affairs, Washington, États-Unis.