ANALYSE D'ARTICLE

Estimation du coût de l’exposition aux perturbateurs endocriniens dans l’Union européenne

Cet important travail suggère que l’exposition aux perturbateurs endocriniens induit des coûts sanitaires substantiels pour l’Union européenne, dominés par le coût de la neurotoxicité développementale des organophosphorés.

This important work suggests that exposure to endocrine-disrupting chemicals has substantial health costs for the European Union. The greatest of which is the cost of the developmental neurotoxicity of organophosphates.

Une importante somme de connaissances produite au cours des 20 dernières années montre que l’activité hormonale peut être perturbée par une grande variété de composés chimiques incluant le diéthylstilbestrol, des polychlorobiphényles (PCB), des dioxines, des perfluoroalkylés, des solvants, des phtalates, le bisphénol A (BPA), le dichlorodiphényldichloroéthylène (DDE), des pesticides organophosphorés et organochlorés et des polybromodiphényléthers (PBDE). L’Union européenne (UE), qui s’est dotée des moyens d’encadrer la production et l’utilisation des produits chimiques (via, notamment, le règlement REACH [Registration, Evaluation, Authorization and Restriction of Chemicals] et une législation spécifi que pour les pesticides et les biocides), est actuellement engagée dans une réflexion sur les tests à appliquer aux perturbateurs endocriniens (PE) et sur les critères qui doivent conduire à décider de restreindre, interdire ou autoriser leur présence sur le marché. Dans ce cadre, la Commission européenne a commandé une évaluation de l’impact économique pour l’industrie d’une réglementation des PE. En parallèle et dans l’objectif d’éclairer le pouvoir politique sur les bénéfices sanitaires et économiques associés à attendre d’une telle réglementation, un groupe de scientifiques a pris l’initiative de produire une estimation quantitative des coûts de l’exposition aux PE dans l’UE.

 

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Commentaires

Cela fait plusieurs années que la question des perturbateurs endocriniens (PE) n’est plus seulement un enjeu sanitaire mais aussi un enjeu politique. Sur le plan toxicologique, la controverse porte sur les effets à faible dose des PE, notamment lorsque l’exposition a lieu pendant la période fœtale. Les arguments en faveur de tels effets toxiques se sont accumulés ces dernières années, y compris chez l’homme. Mais il sera difficile, voire impossible, de lever complètement les incertitudes pour certains composés, et il est donc nécessaire d’agir dans le cadre du principe de précaution. C’est là que des arguments de nature économique sont soulevés par certains, qui mettent en avant le coût d’une interdiction ou d’une restriction de certaines substances alors que les preuves de toxicité sont encore entachées d’incertitude. Ce type d’argument peut sembler très convaincant à des décideurs confrontés à une crise économique sévère et qui hésitent à prendre des mesures aux implications économiques potentiellement néfastes. En réalité, il manquait à ce débat au moins deux éclairages critiques. Le premier est qu’il faut caractériser l’incertitude, comme le font d’ailleurs des organisations internationales concernant la cancérogénicité des substances. Il y a plus qu’une nuance entre une substance dont les propriétés de perturbation endocrinienne sont probables et celles dont ces propriétés sont simplement possibles. L’autre point important a trait au débat strictement économique. S’il semble compréhensible de tenir compte des coûts de l’interdiction d’une substance, il est tout aussi nécessaire de calculer le coût de l’inaction, notamment ce que coûterait à la société le maintien de substances nocives sur le plan sanitaire. Le groupe conduit par Trasande, qui s’est réuni pour la première fois dans les locaux de l’Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé (Aviesan) à Paris, a tenté de répondre à ces deux défi s en calculant les coûts économiques engendrés par les effets sanitaires des PE tout en tenant compte, dans ses calculs, du degré de certitude des effets en question. Ce groupe aboutit à des chiffres impressionnants, dominés par le coût de la perte de quotient intellectuel, qui devraient conduire les décideurs à réfléchir sérieusement. Chaque année qui passe sans action coûte presque autant que la dette grecque (ce qu’a rappelé récemment Stéphane Foucart dans un éditorial du Monde) ! Même économiquement, l’inaction est coûteuse. Le passage du terme « toxique » du champ sanitaire au champ économique (rappelons nous les « emprunts toxiques ») n’a jamais semblé aussi justifié.

Robert Barouki

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Démarche et organisation du travail

Encadrés par un comité de pilotage, cinq panels d’experts (composés chacun de quatre à huit personnes) ont été constitués autour des problématiques sanitaires pour lesquelles les preuves d’une implication des PE sont les plus fortes, sur la base du rapport « State of the science of endocrine disrupting chemicals » du Programme des nations unies pour l’environnement (PNUE) et de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Trois groupes – « pathologies neurodéveloppementales», « obésité et diabète », et « altérations des capacités de reproduction chez l’homme » – ont publié leurs rapports [1-3] simultanément à cet article central qui expose l’approche générale et fournit une synthèse des résultats. Les rapports des groupes dédiés au cancer du sein et aux troubles de la reproduction chez la femme sont attendus.

Les cinq panels d’experts se sont réunis à Paris les 28 et 29 avril 2014 après des séances de travail bihebdomadaires par téléconférence pendant trois mois. Tous ont suivi l’approche défi nie par le comité de pilotage pour évaluer le niveau de preuve fourni par la littérature épidémiologique et toxicologique et pour estimer la probabilité d’une responsabilité de l’exposition aux PE dans les différentes pathologies (maladies, déficits, handicaps) considérées.

Le comité de pilotage a demandé aux experts de ne pas estimer le poids des pathologies liées à l’exposition à des substances actuellement interdites en Europe, sauf s’ils considéraient que des interventions sur les marchés extérieurs où elles sont encore autorisées pouvaient influencer la pathologie dans l’UE. Le groupe « obésité et diabète » a ainsi évalué la contribution du DDE du fait de l’utilisation encore répandue de son produit parent (le dichlorodiphényltrichloroéthane [DDT]) pour la lutte antivectorielle, de son transport à longue distance et de sa persistance dans l’environnement, tandis que la contribution des expositions aux PCB et à l’hexachlorobenzène, bannis par la convention de Stockholm, n’a pas été estimée. Les critères du groupe de travail GRADE (Grading of Recommandations Assessments, Development and Evaluation) de l’OMS ont été adaptés pour évaluer le niveau de preuve épidémiologique sur la base du type des études et de différents facteurs de majoration et de minoration (biais potentiels, facteurs de confusion résiduels et leurs impacts probables sur les résultats, limites de l’étude, force de la relation dose-réponse, cohérence entre les études, etc.). Les données toxicologiques ont été passées en revue à l’aune des critères établis par l’Agence de protection de l’environnement danoise pour évaluer les preuves de perturbation endocrinienne fournies par les études de laboratoire. L’approche du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), développée pour composer avec l’incertitude scientifique, a été adaptée pour estimer, à partir des preuves épidémiologiques et toxicologiques réunies, la probabilité qu’une substance ou un groupe chimique contribue à une pathologie donnée par un mécanisme de perturbation endocrinienne.

Le coût sanitaire et économique de l’exposition aux PE a été estimé pour chaque couple PE-pathologie pour lequel la probabilité d’un lien causal était très élevée (90 à 100 %), élevée (70 à 89 %), modérée (40 à 69 %) ou faible (20 à 39 %). Le poids du PE dans la pathologie a été calculé, de manière habituelle, en multipliant le taux de la pathologie dans la population (sur la base de données d’incidence ou de prévalence pour l’année 2010) par la fraction attribuable aux PE (sur la base de la relation dose-réponse) et la taille de la population. Le coût a été chiffré dans une perspective sociétale, comprenant les coûts directs (dépenses occasionnées par les soins : hospitalisation, frais médicaux, infirmiers, médicaments, matériel médical, etc.) et indirects (liés à la perte de productivité induite par la pathologie).

 

Estimations produites

Le groupe « pathologies neurodéveloppementales » a conclu que l’exposition précoce aux PBDE et aux organophosphorés altérait le quotient intellectuel (QI) avec une probabilité élevée à très élevée (entre 70 et 100 %). Le déficit cognitif a été exprimé en termes de points de QI perdus et le retard intellectuel a été défi ni par un QI < 70. L’exposition aux PBDE a été estimée responsable de 873 000 points de QI perdus (analyse de sensibilité : 148 000 à 2,02 millions) et de 3 290 cas de retard mental (analyse de sensibilité : entre 544 et 8 080 cas). Le coût médian annuel correspondant est de 9,59 milliards d’euros (estimation basse : 1,58 milliards et estimation haute : 22,4 milliards). L’exposition aux organophosphorés a été associée à un coût annuel très élevé de 146 milliards d’euros (entre 46,8 et 195 milliards) dû à 13 millions de points de QI perdus (entre 4,24 et 17,1 millions) et 59 300 cas de retard mental (16 500 à 84 400). L’exposition multiple aux PE a été associée, à un moindre degré, aux troubles du spectre autistique avec une probabilité faible (20-39 %), ainsi qu’au trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité, avec une probabilité faible à modérée (20-69 %), les coûts correspondants étant de 199 millions (79,7-399) et 2,4 milliards (1,21-2,86). L’exposition aux phtalates a été associée, avec une probabilité modérée, à l’obésité de l’adulte et au diabète, et les coûts annuels engendrés par 53 900 cas d’obésité et 20 500 nouveaux cas de diabète chez la femme âgée ont été respectivement évalués à 15,6 milliards et 607 millions. Le groupe « obésité et diabète » a par ailleurs attribué une probabilité faible à modérée (20-69 %) au lien entre l’exposition prénatale au BPA et l’obésité de l’enfant et chiffré le coût correspondant à 1,54 milliards. L’exposition au DDE a été associée au surpoids à l’âge de 10 ans avec une probabilité modérée, entraînant un coût de 24,6 millions d’euros, ainsi qu’au diabète de l’adulte avec un coût de 835 millions d’euros.

Le groupe « altérations des capacités de reproduction chez l’homme » a chiffré à 618 000 le nombre de recours annuel à une technique d’assistance médicale à la procréation attribuable à l’exposition aux phtalates, avec une probabilité modérée et un coût associé de 4,71 milliards. Un même niveau de probabilité a été attribué au lien entre l’exposition prénatale aux PBDE et la cryptorchidie (4 615 cas et 130 millions), ainsi qu’au lien entre l’exposition aux phtalates et une concentration plasmatique de testostérone basse chez les hommes de 55 à 64 ans, associée à un coût de 7,96 milliards.

Le poids de l’exposition aux PE dans les pathologies considérées coûterait ainsi au total chaque année 191 milliards d’euros à l’UE (81,8 à 269 milliards selon les analyses de sensibilité). Des séries de simulations par la méthode de Monte-Carlo ont été réalisées en prenant, pour chaque plage de probabilité causale, son point central. Elles aboutissent à une estimation médiane de 157 milliards, correspondant à 1,23 % du produit intérieur brut (PIB) de l’UE. Une estimation proche, de 119 milliards, est obtenue en prenant la borne basse de chaque fourchette de probabilité causale.

 

Laurence Nicolle-Mir


Publication analysée :

Trasande L1, Zoeller RT, Hass U, et al. Estimating burden and disease costs of exposure to endocrinedisrupting chemicals in the European Union. J Clin Endocrinol Metab 2015; 100: 1245-55.

doi: 10.1210/jc.2014-4324

 

1 New York University (NYU) School of Medicine, New York, États-Unis.

 

1. Bellanger M, Demeneix B, Grandjean P, Zoeller RT, Trasande L. Neurobehavioral deficits, diseases and associated costs of exposure to endocrine-disrupting chemicals in the European Union. J Clin Endocrinol Metab 2015; 100: 1256-66.

doi: 10.1210/jc.2014-4323.