ANALYSE D'ARTICLE

Évaluation et gestion des risques de mélanges de produits chimiques : défis et perspectives

Co-écrit par sept membres du Joint Research Centre (JRC) de la Commission européenne (CE), ce volumineux article s’attaque aux problèmes posés, pour l’évaluation réglementaire du risque des produits chimiques, et au-delà pour sa gestion, par le scénario « vie réelle ».

Chaque jour, la population est exposée à de faibles niveaux de centaines de produits chimiques présents dans les aliments, les produits de consommation, l’air, l’eau et le sol.

Les évaluateurs de risques doivent caractériser des risques cumulatifs plus larges et plus complexes, et développer dans le même temps des outils et des méthodes à la fois robustes et simplifiés pour faciliter la mise en place d’actions adaptées. La caractérisation des risques nécessite à la fois d’accéder à des données relatives aux expositions et d’élaborer des méthodologies entièrement nouvelles dans le cas de cumuls d’exposition de nature chimique, physique, biologique. Cet article résume les difficultés face à l’évaluation des mélanges, le développement de nouvelles familles de méthodes et leur utilisation pour la gestion des risques. Les différentes étapes de l’évaluation des mélanges, partant de l’évaluation de l’exposition jusqu’à la gestion des risques, appliquée à l’environnement et à la santé humaine, sont explorées par les auteurs.

L’évaluation du danger

Il n’est pas possible de déterminer les caractéristiques toxicologiques et écotoxicologiques de toutes les combinaisons possibles de produits chimiques. Le danger peut être évalué en testant le mélange entier ou sur la base des informations de concentrations et d’effets des composants individuels au mélange. L’un des principaux défis dans l’évaluation toxicologique des mélanges est la nécessité de combler les lacunes en matière de données. Un autre défi concerne l’évaluation des interactions entre les composés chimiques (effet synergique ou antagonique).

Au cours de ces dernières années, d’importants progrès ont été réalisés dans le domaine des méthodes alternatives à l’expérimentation animale, appelées « New Approach Methodologies (NAMs) », de nombreuses techniques intéressantes in chemico, in silico et in vitro ont été mises au point. Elles incluent également une variété de nouveaux outils de test, tels que le « criblage à haut débit », les techniques dites des omiques (génomique, protéomique, métabolomique, etc.) ou QSAR (Quantitative Structure Activity Relationship). Le concept d’AOP (Adverse Outcome Pathways ou chemin de l’effet néfaste en français) est de plus en plus utilisé comme outil assembleur conceptuel pour fournir un moyen d’intégration, de structuration et d’interprétation des données.

L’évaluation de l’exposition

La difficulté d’évaluer un risque consiste également à prendre en compte l’ensemble des différentes sources de contamination et des voies d’exposition pour chacune des substances du mélange. L’utilisation de modèles d’exposition multimédia permet d’agréger les contaminations des multiples compartiments environnementaux et d’exposition (air, eau, sol, aliments) et voies d’exposition (inhalation, ingestion et contact cutané). Les co-expositions peuvent être co-occurrentes. Elles peuvent également être séquentielles, pouvant aboutir à des effets différents. Cela implique de pouvoir mieux caractériser la dimension temporelle par rapport aux approches d’évaluations des risques sanitaires classiques et de tenir compte des fenêtres de vulnérabilité. L’évaluation précise des variations temporelles implique le couplage des modèles d’exposition aux modèles toxicocinétiques capables de prédire la distribution et le devenir des molécules dans l’organisme. L’évaluation de l’exposition nécessite de reconstruire des démarches intégrées permettant l’assemblage d’outils couvrant l’ensemble du continuum source-environnement-exposition. En analogie au concept d’AOP, l’AEP (Aggregated Exposure Pathways, schémas mécanistes d’exposition en français) propose de structurer les informations pertinentes permettant d’estimer le devenir et l’exposition des substances chimiques de l’environnement jusqu’à l’individu ou la population [1]. Il est spécialement conçu pour organiser les données d’exposition à partir de sources multiples, dans un contexte de données lacunaires et d’incertitudes.

Les actions de surveillance de la qualité de l’environnement (réseau de surveillance de la qualité des sols, des eaux, de l’air) produisent des données environnementales qui sont le reflet de la contamination réelle des milieux environnementaux et de la co-exposition des populations. Ces bases de données peuvent permettre l’évaluation des tendances spatiales et temporelles des écosystèmes et des populations. À partir de ces données, la construction de variables de co-exposition présente des niveaux d’incertitudes importants et des limites relatives aux représentativités spatiales et temporelles des données. L’incertitude est inhérente à ce type d’exercice. Elle peut être réduite et mieux caractérisée en collectant plus de données et par le développement de techniques permettant l’amélioration de la représentativité spatiale des données et de pallier le caractère ponctuel des données pour le cas des mesures. Des méthodes utilisant des variables supplémentaires peuvent être également mobilisées pour améliorer la représentativité ou la résolution des données : le croisement des données mesure/modèle, des méthodes d’interpolation, etc.

Le manque de coordination et d’harmonisation de l’ensemble des systèmes de production de données environnementales rend la tâche de couplage et de croisement des données fondamentalement difficile. Au-delà des problèmes de diversités des protocoles d’analyse et des approches conceptuelles entre les différentes disciplines, le format de données, le manque de métadonnées pertinentes et les difficultés d’accès aux données génèrent autant d’obstacles au traitement des données. En Europe, IPCheM (plateforme d’information pour la surveillance chimique) est l’accès en ligne de référence aux collections de données de surveillance chimique gérées par la Commission européenne, les États membres, les organisations internationales et nationales et les communautés de recherche. La plateforme vise la collecte, le stockage, l’accès et l’évaluation des données environnementales relatives aux substances chimiques.

L’évaluation des risques

Les approches d’évaluation des risques sanitaires, source par source, et voie d’exposition par voie d’exposition, ne sont pas adaptées. Il s’agit alors de combiner les expositions estimées à des valeurs toxicologiques produites dans différents cadres méthodologiques. Le risque est une combinaison de l’exposition et la toxicité. Les deux informations doivent être prises en compte pour chacune des substances afin d’identifier quels composés et quels effets contrôlent le risque global. La construction de métrique permettant l’appréhension d’exposition et de risque cumulé peut être réalisée selon différentes approches dont le croisement permet d’organiser et de fournir les éléments d’analyse pour une meilleure prise de décision acceptant l’inexactitude et l’incertitude des données disponibles.

Les approches diffèrent sur le type de valeurs toxicologiques de référence selon qu’elles intègrent des facteurs d’incertitude ou que les prédictions sont basées sur une dose critique ou point de départ (POD). L’évaluation des risques pour des expositions combinées à de multiples pesticides dans les denrées alimentaires constitue un autre exemple d’intérêt : les groupes d’évaluation des effets cumulatifs sont définis sur la base des données sur les dangers utilisés pour l’établissement des limites maximales en résidus (LMR). Le développement de méthodes d’évaluation de l’exposition doit permettre de combiner de multiples produits chimiques combinés à d’autres facteurs de risque, comme les dangers biologiques ou les agents physiques.

Une méthode permet de contourner les incertitudes et les données manquantes dans le cadre d’un mélange en appliquant un facteur de sécurité supplémentaire (MAF : Mixture Assessment Factors) qui est censé couvrir de manière générique l’ensemble des co-expositions sans besoin d’évaluations spécifiques du mélange.

La gestion des risques

L’introduction des produits chimiques sur le marché européen est réglementée et nécessite une évaluation des risques sur l’environnement et sur la santé humaine. Toutefois, la réglementation européenne ne permet pas d’appréhender correctement la complexité des mélanges : l’évaluation est principalement réalisée substance par substance. Par ailleurs, la segmentation des législations ne permet pas une évaluation exhaustive des risques associés à des contaminations issues de sources différentes : aucun mécanisme de gestion n’existe actuellement pour promouvoir une évaluation intégrée et coordonnée.

Un risque global identifié peut être lié à : 1) un produit chimique d’un mélange dépassant une dose tolérable ; 2) un nombre limité de produits chimiques qui représentent la plus grande proportion du risque global ; ou 3) de nombreux composants ne contribuant chacun qu’à une petite fraction à l’effet combiné et au risque global. En fonction du cas identifié, les différentes options de gestion sont plus ou moins adaptées. Si le risque global est un vrai problème de mélange, c’est-à-dire causé par un grand nombre des produits chimiques présents individuellement à des faibles doses, les leviers de gestion sont plus difficiles à mettre en œuvre et les nombreux acteurs des différents secteurs concernés, dépendants du scénario de décisions, seront difficilement mobilisables. Néanmoins les outils de quantification du risque utilisés doivent permettre d’identifier comment limiter l’exposition, sur quels secteurs agir, et sur quels produits chimiques ou quelles sources imposer des restrictions.

 

 

Commentaires

Dans le domaine des risques monofactoriels, il est toujours question de disposer de règles simples pour que l’on puisse les gérer via des assurances et/ou des règlements : valeur limite, par exemple pour des produits connus. Cependant, déjà pour des mononuisances toute la toxicologie n’est pas explorée, loin s’en faut. Or, chacun sait que l’on est exposé quotidiennement à des centaines de polluants depuis sa vie au travail jusqu’à son alimentation, sans compter les promiscuités du métropolitain ou la simple marche dans la ville ou dans les champs...

L’aspect bucolique de la nature n’est plus, alors la demande de règles pour disposer de « certitudes réglementaires » se fait sentir de plus en plus pour sortir du chaos et des phrases creuses comme l’effet cocktail largement utilisé par la presse. C’est une première étape qui pourrait en induire une seconde sur la notion de responsabilité partagée... Joli travail sur le sexe des anges qui finira bien par arriver...

Ceci étant, l’article tente de réduire la complexité de la situation des multiexpositions (avec des effets temporels et quantitatifs souvent non connus) en s’appuyant sur des travaux finalement classiques et un peu dérisoires. Pour être plus clair, dans un passé presqu’ancien, je me souviens de travaux menés à l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) sur des bi-expositions au bruit et à l’alcool : selon l’espèce animale, l’alcool pouvait avoir un rôle protecteur ou au contraire renforcer la destruction des cellules ciliées... Alors, aller au-delà de deux nuisances relève du rêve pour toxicologue qui voit son activité de recherche prévue pour plusieurs siècles (même si l’intelligence artificielle peut faire gagner un peu de temps...).

Alors, au fond que penser de ce travail qui n’est pas pire que les autres ? Ce n’est pas de la science parce que la complexité des phénomènes (avec en plus des différences interindividuelles) n’est pas prise en compte, mais ce n’est pas non plus de la future réglementation teintée de scientisme. On parle dans cet article de modélisations, ce qui est compréhensible si l’on vise une réglementation... Mais, sur quelles bases sérieuses de non-linéarités, de complexité, de rétroactions s’appuient-elles ? « Le peuple y lisait-on, a par sa faute perdu la confiance du gouvernement [...] Et ce n’est qu’en redoublant d’efforts qu’il peut la regagner. Ne serait-il pas plus simple alors pour le gouvernement de dissoudre le peuple et d’en élire un autre ? » [1]. Alors, il n’y a qu’à remplacer peuple par science ou presque...

D’aucuns penseront peut-être que c’est un moyen de faire avancer la réflexion et d’allonger d’une publication la liste de ses travaux scientifiques, d’autres que c’est un combat bien difficile qu’il faudrait armer à partir des travaux de toxicologie sérieux (plus coûteux et consommateurs de temps que cet article de réflexion éphémère, laissant penser qu’il peut exister des pseudo-règles de gestion d’un problème qui dépasse les auteurs, ainsi que votre modeste commentateur). Un peu de RANA (recherche appliquée non applicable)... qui ne fait qu’augmenter l’entropie de l’univers.

1. Brecht B. La Solution. In : Poèmes. Ed. de L’Arche, 2000.Jean-Claude André

 

 

Commentaires

Les temps changent...

C’est en 2011, alors que je rédigeais les brèves d’Environnement, Risques & Santé depuis cinq ans déjà, que nous avons imaginé les assortir de commentaires offrant un éclairage d’expert à nos lecteurs.

Ce fut l’occasion pour moi de collaborer étroitement avec mes collègues et amis du comité de rédaction qui acceptaient de « prendre » un article pour le commenter. J’étais rassurée de savoir qu’il serait décortiqué par un œil (et surtout un cerveau) compétent, détenant dans son domaine un précieux historique, connaissant la littérature, sachant où en étaient les recherches et dans quelles voies elles s’orientaient. Que les informations importantes parmi toutes celles que j’avais dû laisser de côté en résumant l’article ne manqueraient pas d’être relevées.

Et puis la pratique du commentaire a évolué. Il y a eu d’heureuses ouvertures. Le champ de la santé-environnement est vaste : d’aucuns ont été tentés par des articles hors de leur « domaine d’expertise » et ont joué humblement le jeu de la transversalité des compétences. Il y a eu des commentaires avec de belles pointes d’humour. Il y en a eu de très engagés, et même des fâchés. Des plutôt optimistes et des plutôt pessimistes. Tous ces points (en hauteur) de vue nous ont appris quelque chose de la science et de la nature humaine. Tous nous ont enrichi.

Au seuil d’une nouvelle vie professionnelle, je remercie chaleureusement tous ceux qui ont agrémenté mes brèves de leurs commentaires éclairants. Et puisque je l’ai tant apprécié, j’ose l’exercice à mon tour. Voilà donc un commentaire de non experte à propos de l’article de Bopp et al. bien présenté par Julien Caudeville qui, je l’espère, comptera parmi les « brèvistes » réguliers.

Le passage de l’article traitant de la co-exposition a retenu mon attention. Il exprime la nécessité de s’intéresser de près au calendrier des expositions. Les contacts avec des contaminants environnementaux étant volontiers épisodiques et répétitifs, ce calendrier peut afficher des plages de co-exposition évidentes, mais aussi des événements successifs qui, même espacés dans le temps, peuvent générer des co-expositions internes si les substances persistent longtemps dans l’organisme. Par ailleurs, une co-exposition séquentielle peut produire un événement final résultant de dégâts successifs sur une même cible ou d’actions à différents niveaux d’une même voie. Les auteurs citent l’exemple des agents non cancérogènes « en soi » qui complètent à tour de rôle la voie de la carcinogenèse.

Je me souviens avoir rédigé une brève à ce sujet, parue dans le numéro de janvier-février 2017. Dignement assortie d’un commentaire de Jean-Claude André. C’est peut-être pour ça que ce passage a retenu mon attention...

Laurence Nicolle-Mir

  • [1] Teeguarden JG, Tan YM, Edwards SW, et al. Completing the link between exposure science and toxicology for improved environmental health decision making: the aggregate exposure pathway framework. Environ Sci Technol 2016 ; 50 (9) : 4579-86.

Publication analysée :

* Bopp SK1, Kienzler A, Richarz AN, et al. Regulatory assessment and risk management of chemical mixtures: challenges and ways forward. Crit Rev Toxicol 2019 ; Apr 1 : 1-16. doi : 10.1080/10408444.2019.1579169

1 European Commission, Joint Research Centre (JRC), Ispra, Italie.