ANALYSE D'ARTICLE

Exposition aux substances chimiques et effets sur le développement mammaire et le risque de cancer : connaissances actuelles et perspectives

Les auteurs de cette revue décrivent les différents types d’effets que l’on peut observer au niveau du tissu mammaire et renseignent sur les niveaux de preuves recueillis chez l’homme ou chez l’animal en faveur d’un lien entre une exposition chimique et des effets sur le développement de ce tissu. Les auteurs passent également en revue les méthodes permettant d’étudier les effets sur la glande mammaire, leurs limites et comment elles peuvent être améliorées.

Le sein et plus généralement le tissu mammaire à tous les âges de la vie recueillent de plus en plus d‘attention dans les études épidémiologiques et toxicologiques. Des études récentes ont montré une perturbation du développement mammaire chez des jeunes filles, des difficultés liées à l’allaitement maternel et une augmentation du cancer du sein chez les femmes jeunes. Plusieurs études épidémiologiques évoquent l’exposition aux substances chimiques comme une cause possible de ces pathologies. Des effets comparables peuvent être observés chez les rongeurs suite à une exposition à des perturbateurs endocriniens. Ces perturbateurs endocriniens, en modifiant certaines voies hormonales, peuvent altérer le développement de la glande mammaire, en augmenter la densité tissulaire et ainsi faciliter des développements tumoraux ultérieurs. Le développement long de la glande mammaire – qui n’est complètement différenciée qu’au moment de la lactation – sous influence hormonale et l’alternance de phases de morphogenèse et de régression augmentent sa sensibilité à développer des cancers. Plusieurs voies hormonales interviennent dans le développement de la glande mammaire et les différents stages de développement sont influencés par le récepteur d’aryl hydrocarbone, la progestérone, la prolactine, le facteur de croissance insuline-like, qui peuvent également être impliqués dans d’autres fonctions de la reproduction.

Cependant, les études toxicologiques « classiques », notamment celles conduites dans un cadre réglementaire, sont souvent insuffisantes pour mettre en évidence de tels effets. Seuls des protocoles adaptés permettent, en effet, d’investiguer de manière suffisamment sensible cet organe. Ainsi, dans la plupart des études de cancérogenèse, l’exposition se fait à l’âge adulte, ce qui ne permet pas d’identifier les composés cancérogènes après une exposition in utero et qui agissent souvent via une perturbation endocrinienne. Un autre exemple est la mesure de taux sériques de certaines hormones qui ne reflètent pas leur concentration au niveau du tissu mammaire. Certaines études chez l’animal ont d’ailleurs montré que le tissu mammaire pouvait être sensible à des concentrations beaucoup plus faibles de certaines substances – comme le bisphénol A (BPA) – que d’autres tissus.

Le tableau 1 résume les effets sur le tissu mammaire décrits dans cette revue, ainsi que les composés incriminés sur la base de données humaines, animales ou les deux.

 

Tableau 1

Effets sur la glande mammaire en lien avec une exposition à des substances chimiques observées dans des études épidémiologiques ou animales.

 Données épidémiologiquesDonnées animales (rongeurs)Remarques
  Observations Agents chimiques Agents chimiques Mécanisme  
Effets sur la lactation et retard de croissance chez les petits Baisse de production de lait maternel et de sa qualité nutritionnelle Tabagisme, PFAS (PFOA), DDE, PBB Atrazine, BPA, BPS, TCDD, triclosan, ziracin, POP, PFOA Après une exposition in utero : perturbation de la prolifération et différenciation des cellules épithéliales, retard de la morphogenèse, modification du taux de prolactine, altération de la production de lait Difficultés de distinguer des effets directs liés à une exposition du fœtus des effets indirects liés à une toxicité maternelle
Effets sur la puberté Avancement de l’âge de début du développement secondaire des seins chez la jeune fille (thélarche) ; thélarche avancée associée à un risque accru de cancer du sein, obésité, maladies cardiovasculaires, troubles psychologiques, etc Tabagisme, exposition pendant la grossesse aux œstrogènes, à des pertubateurs de l’aromatase, au DES ; exposition in utero ou périnatale au BPA, 2-5 dichlorophenol, triclosan, 4-phenylphenol, methyl-paraben, exposition péripubertaire à certains phtalates (DEHP, DiNP, DiDP) BPA, BPAF, BPS (prénatal) : accélération de la croissance de l’épitélium mammaire et de ses ramifications, DES (périnatale ou péripubertaire), EE (périnatal), genistein péripubertaire, o,p’-DDT (péripubertaire), methyl-paraben (périnatal ou péribubertaire), triclosan (péripubertaire) : accélération du développement de la glande mammaire   Importance des fenêtres et des doses d’exposition ; par exemple PFOA prénatal : retard de la puberté ; PFOA prépubertaire : accélération ; phtalates de hauts poids moléculaires : prénatal : accélèrent prolifération et différenciation mais retardent l’âge à la puberté ; ces différences peuvent s’expliquer par des voies hormonales différentes impliquées dans la mise en place de la glande mammaire ou de la puberté. Chez le rongeur, l’effet des phtalates sur le système reproducteur passe par une altération de la stéroïdogenèse
Retard de développement de la glande mammaire   TCDD (prénatal ou péripubertaire) ; atrazine (prénatal) : retard de la mise en place des canaux ductaux mammaire et des ramifications chez le rat  
Retard à la puberté Exposition pré-, périnatale, lactationnelle aux PFAS ; prénatale exposition à certains phtalates BPA périnatal Avancement âge puberté
Densité mammaire (ratio tissus fibreux et glandulaire sur l’ensemble du tissu mammaire) L’hormonothérapie de substitution (œstrogène + progestérone) augmente au bout d’un an la densité mammaire et le risque de cancer du sein ; le tamoxifène (ER antagonist) diminue la densité mammaire et est utilisé comme traitement contre la récidive de cancer BPA, DDT, HAPs, métaux : cadmium, magnésium, nickel, MeP, pollution air Exposition prénatale de : BPA, DES, 2,4 dichlorophénol, PFOA ; exposition à l’âge adulte de 2,4 dichlorophénol, o-nitrotoluène Influence sur le dépôt de collagène (quantité, nature, etc.) Une augmentation de la densité du tissu mammaire constitue un risque accru de cancer du sein ; elle peut aussi masquer des tumeurs lors de mammographies.
Cancer du sein L’exposition à des agents génotoxiques et hormonaux augmente le risque de cancer du sein, surtout suite à une exposition in utero DDT et ses métabolites, TCDD, pollution de l’air, solvants organiques, œstrogènes pharmaceutiques (ex DES) augmentent le risque de cancer du sein. Pour d’autres composés comme PFAS, PCBs, PBDEs, phtalates, pesticides, colorants capillaires, les preuves sont moins claires Plus de 200 substances induisent des cancers mammaires chez les rongeurs : estrogènes médicamenteux, HAPs, nitro-HAPs, solvants halogénés, halogénures de vinyle, colorants organiques ; de plus les composés qui altèrent le développement de la glande mammaire peuvent aussi la rendre plus sensible à l’action ultérieure de composés cancérogènes, par exemple le BPA Une exposition prénatale à des composés qui affectent le développement mammaire ou la lactation, augmente le risque de cancers du sein Un petit nombre des composés cancérogènes chez l’animal seulement ont été étudiés chez l’homme

BPA : bisphénol A ; BPS : bisphénol S ; DDE : dichlorodiphényldichloroéthylène ; DDT : dichlorodiphényltrichloroéthane ; DEHP : di(2-éthylhexyl) phtalate ; DES : diéthyl­stilbestrol ; DiDP : diisodécyl phtalate ; DiNP : diisononyl phtalate ; EE : éthinyl estradiol ; HAP : hydrocarbures aromatiques polycycliques ; PBB : polybrominated biphenyl ; PBDE : polybromodiphényléther ; PCB : polychlorinated biphenyl ; PFAS : substances per- et polyfluoro alkylées ; PFOA : acide perfluorooctanoïque ; POP : polluants organiques persistants ; TCDD : ,3,7,8-tétrachlorodibenzo-p-dioxine.

 

Une recommandation des auteurs de cette revue est notamment de revoir les consignes relatives à l’examen de la glande mammaire dans les études réglementaires pour le rendre plus spécifique et sensible. Par exemple, un examen histologique sur des coupes de la glande mammaire sur les trois dimensions éviterait les faux négatifs. Les auteurs recommandent également non seulement d’étudier dans les études sur rongeurs la glande mammaire des femelles mais aussi des mâles, notamment dans les études de cancérogenèse.

En conclusion, il est important que les modifications du développement de la glande mammaire reportées dans cet article soient considérées dans les évaluations de risque même s’il n’y a pas encore de consensus pour les considérer comme effets tératogènes, au même titre que d’autres malformations.

 

Publication analysée :
Kay JE, Cardona B, Rudel RA, et al. Chemical effects on breast development, function, and cancer risk: existing knowledge and new opportunities. Curr Environ Health Rep 2022 ; 9(4) : 535‑62.

Christophe Rousselle