ANALYSE D'ARTICLE

Faire face à la montée de l’antibiorésistance

La résistance bactérienne aux antibiotiques est devenue une menace sanitaire majeure au niveau international. En novembre 2013, des représentants de toutes les parties prenantes (communauté scientifique, décideurs politiques, autorités de santé publique, agences réglementaires, industrie pharmaceutique) se sont réunis pendant quatre jours à Barcelone pour débattre de ce problème et engager des solutions. Cet article rend compte des échanges qui ont eu lieu.

Bacterial resistance to antibiotics has become a major international health threat. In November 2013, representatives from all the stakeholders (the scientific community, policy makers, public health authorities, regulatory agencies, and the pharmaceutical industry) met in Barcelona for four days to discuss the problem and find solutions. This article is a summary of the conversations.

Au cours de la dernière décennie, à la fois la proportion et le nombre d’espèces de bactéries pathogènes multirésistantes ont augmenté de manière très importante. Le problème de la résistance aux antibiotiques dépasse la simple préoccupation d’ordre médical pour devenir une menace de santé publique globale. Les causes de ce problème sont connues, les moyens permettant de le circonscrire également. L’appel à une mobilisation massive de toutes les parties prenantes en vue d’une action concertée est en revanche nouveau.

 

Mettre fin à l’usage immodéré des antibiotiques

L’acquisition d’une résistance à un agent antibactérien, par mutation du matériel génétique bactérien ou transfert de plasmide incluant des gènes de résistance d’une bactérie à l’autre, ne nécessite pas forcément la présence de cet agent. En revanche, il est nécessaire que la population bactérienne y soit exposée pour qu’une colonie d’individus résistants émerge et prolifère. Cette pression de sélection à la source du problème est due à l’utilisation abusive ainsi qu’au mésusage des antibiotiques.

L’utilisation massive d’antibiotiques comme promoteurs de croissance pour les animaux d’élevage, mais aussi à titre prophylactique ou pour traiter des infections, a été la première pratique en cause débattue à Barcelone. Quatre types d’actions peuvent limiter l’émergence de bactéries résistantes dans la filière de production animale et leur dissémination dans la chaîne alimentaire : bannir les usages non thérapeutiques des antibiotiques, améliorer la biosécurité des exploitations (en s’appuyant sur des stratégies alternatives à l’utilisation d’antibactériens pour optimiser les conditions d’hygiène), développer des programmes éducatifs à destination des exploitants et des vétérinaires, et relier et harmoniser entre eux les systèmes de surveillance de l’antibiorésistance existants pour les animaux et l’homme. De plus, les molécules devenues extrêmement précieuses pour la santé humaine devraient être réservées à cet usage. Une liste d’agents antimicrobiens essentiels a été dressée à ce titre par l’Organisation mondiale de la santé, mais elle ne fait pas l’objet de contraintes réglementaires.

La surconsommation d’antibiotiques dans la population générale est la deuxième raison de la situation actuelle. Elle est due à des prescriptions inappropriées, mais aussi à la disponibilité de médicaments contenant des antibiotiques en vente libre et à l’auto-médication, qui reflètent le faible niveau d’alerte des populations vis-à-vis de la menace que représente l’antibiorésistance. Outre l’intensification du discours promouvant une utilisation rationnelle des antibiotiques, d’autres mesures devraient être appliquées, comme une révision des recommandations de prescription pour les antibiotiques locaux, un suivi plus actif des données de prescription et de consommation, ainsi que le renforcement des programmes de surveillance locale de l’antibiorésistance. Par ailleurs, des facteurs particuliers aux pays en développement, qui contribuent à l’émergence de résistances, doivent être considérés : activité pharmacologique insuffisante de certaines molécules (ce qui inclut le problème de la contrefaçon de médicaments), traitements sous-dosés en vente libre, analyses de laboratoire insuffisantes et faible niveau sanitaire et d’hygiène contribuant à la prolifération et à la propagation de micro-organismes résistants. Leur diffusion potentielle à distance est favorisée par le commerce alimentaire mondial et les voyages internationaux.

Les établissements de soins réunissent toutes les conditions favorables à l’émergence et à la dissémination de bactéries résistantes : pression antibiotique élevée, afflux d’espèces pathogènes variées et leur co-existence permettant le transfert horizontal de gènes de résistance. L’importance du combat que les hôpitaux doivent mener (plan de lutte contre l’antibiorésistance, contrôle des infections à bactéries multirésistantes) et les différences marquées concernant la consommation d’antibiotiques d’un établissement à l’autre dépendent en partie de facteurs externes : types de pathologies qui y sont traitées, entrées de patients porteurs de bactéries résistantes d’origine communautaire ou transferts de patients provenant d’autres établissements.

Les effluents hospitaliers contribuent à la dissémination de résidus médicamenteux dans l’environnement, ce qui appelle l’amélioration des systèmes d’assainissement et de décontamination à la source. L’accumulation de molécules antibiotiques dans l’environnement est, plus généralement, liée à leur consommation massive, qu’elle concerne l’homme ou l’animal. La pression antibiotique exercée sur l’environnement en fait un gigantesque réservoir de gènes de résistance. Les stations de traitement des eaux usées constituent un « point chaud » de leur transfert horizontal et de la co-sélection de déterminants génétiques conférant la résistance à plusieurs molécules (antibiotiques, biocides, désinfectants, détergents, métaux lourds, autres polluants). La législation actuelle de l’eau, focalisée sur la présence de certains micro-organismes indicateurs de sa qualité, ne tient pas compte de ce problème.

 

Améliorer les moyens diagnostiques et thérapeutiques

Le groupe d’experts a pointé le manque d’harmonisation des pratiques de laboratoire utilisées pour tester la sensibilité d’une bactérie à un antibiotique donné, ce qui guide la stratégie thérapeutique, permet d’administrer au patient un traitement efficace et réduit le recours à des antibiotiques à large spectre, limitant en conséquence l’émergence de résistances. Au niveau international, deux institutions, l’une européenne, l’autre états-unienne, établissent officiellement les seuils permettant de catégoriser une bactérie en « sensible » ou « résistante ». Des divergences existent, généralement subtiles, mais parfois significatives pour certaines classes d’antibiotiques, reflétant des différences en termes de critères utilisés, mais aussi de liens d’intérêts au sein des deux institutions. De plus, de nombreuses organisations nationales produisent leurs propres seuils et recommandations thérapeutiques, ce qui accentue la confusion. Outre le besoin de standardisation, le développement de méthodes permettant la détection rapide de mécanismes de résistance est souhaité.

Le groupe réuni à Barcelone a par ailleurs appelé à une relance urgente des programmes de recherche et développement de nouveaux médicaments antibactériens, abandonnés par l’industrie pharmaceutique pour diverses raisons (difficultés scientifiques, lourdeur réglementaire, manque de rentabilité des investissements). Le coût économique actuel du traitement des infections multirésistantes est estimé, pour l’Europe, à environ 1 500 millions d’euros par an (en incluant les coûts indirects de perte de productivité). Les perspectives étant l’allongement des durées d’hospitalisation et l’augmentation de l’utilisation de traitements de dernier recours, ne pas allouer les moyens nécessaires à la production de nouvelles solutions thérapeutiques est un mauvais calcul à long terme.

 

Laurence Nicolle-Mir

 

 

Commentaires

L’article de Roca et al. rapporte les discussions d’un colloque européen destiné à mobiliser toutes les parties prenantes de la société pour la lutte contre l’augmentation de l’antibiorésistance bactérienne, une menace majeure pour la santé publique dont les auteurs illustrent l’ampleur par le coût du traitement des infections multirésistantes (estimé à 1 500 millions d’euros par an pour l’Europe), mais qu’on peut directement évaluer par les données de surveillance sanitaire. Par exemple, en France, 160 000 patients contractent une infection par un germe multirésistant chaque année et près de 13 000 en meurent directement (rapport de l’InVS [Institut de veille sanitaire] – septembre 2015).

Les auteurs inventorient dans une première partie de l’article toutes les causes envisageables du phénomène universellement constaté et admis. Le tableau technique complexe est complet ; il montre bien que sont impliquées à la fois la médecine humaine et la médecine vétérinaire incluant les techniques d’élevage et des facteurs environnementaux, mais il manque quelques précisions concernant la problématique de l’élevage : l’usage des antibiotiques comme promoteurs de croissance est maintenant interdit en Europe, et l’on constate que les antibiotiques sont absents dans la chaîne alimentaire et dans les denrées consommées, car elles sont protégées par les délais d’attente imposés suite aux traitements, si bien que les menaces portent principalement sur la santé des éleveurs et le rejet de bactéries antibiorésistantes dans l’environnement. La pression antibiotique exercée sur l’environnement, qui en fait un gigantesque réservoir de gènes de résistance, avec ses deux causes – les rejets de résidus médicamenteux et ceux de bactéries résistantes – est bien identifiée comme menace ignorée par les réglementations actuelles de prévention primaire. Mais ce tableau technique ignore totalement les facteurs sociaux de la prescription et de la consommation excessive des antibiotiques. Il ne mentionne même pas la question de la distribution des volumes d’usage des antibiotiques selon les secteurs, connaissance sur laquelle s’appuie toute politique globale de prévention, considérant généralement que le niveau de l’antibiorésistance dans un pays n’est que le reflet du volume d’usage des antibiotiques et du niveau de vie.

Cette idée commune est battue en brèche par une publication en ligne de Collignon et al. dans Plos One le 18 mars 2015, qui présente une analyse multivariée de la variation de l’antibiorésistance dans 28 pays européens entre 1998 et 2010. Elle montre que seulement 28 % de la variation totale est attribuable à la variation des volumes d’usage des antibiotiques, et que l’indicateur choisi de qualité de gouvernance et de contrôle de la corruption est mieux corrélé avec les taux de résistance que le volume d’usage des antibiotiques. Cette estimation de l’impact de la gouvernance est statistiquement hautement significative et utilise l’état de l’art des méthodologies économétriques. Les auteurs pensent que le développement d’une meilleure gouvernance au niveau national est le plus à même d’entraîner de meilleures pratiques et doit inclure, peut-être même en priorité, un contrôle strict et la supervision de l’usage des antibiotiques, parallèlement au renforcement des réglementations de restriction d’usage des antibiotiques, non seulement en médecine humaine mais aussi en sécurité des aliments et de l’environnement.

De nombreux plans d’action prennent en compte ces éléments de diagnostic pour élaborer leurs recommandations, au niveau international (Plan d’action global sur l’antibiorésistance de l’OMS [Organisation mondiale de la santé]) ou national. La France est engagée depuis plusieurs années dans la lutte contre l’antibiorésistance, avec différentes initiatives comme le Plan national d’alerte sur les antibiotiques 2011-16 et le Plan Ecoantibio 2017 (santé animale), qui visent une réduction de 25 % de la consommation d’antibiotiques. Le gouvernement a annoncé de nouvelles mesures en septembre 2015, avec pour objectif de faire passer d’ici trois ans sous la barre des 10 000 le nombre de décès liés chaque année à l’anbiorésistance dans l’Hexagone. Il plaide aussi actuellement en faveur d’une harmonisation à l’échelle européenne des systèmes de surveillance nationaux sur l’antibiorésistance.

Roca et al. soulignent ensuite à juste titre que la maîtrise de l’augmentation de l’antibiorésistance passe aussi par l’amélioration des moyens diagnostiques et thérapeutiques. Ils plaident pour l’harmonisation des pratiques de laboratoire utilisées pour tester la sensibilité aux antibiotiques et dénoncent des divergences entre référentiels européens et américains dont certains seraient attribuables à des liens d’intérêt économique… Ils insistent sur l’urgence d’une relance des programmes de recherche et développement de nouveaux médicaments anti-bactériens dans l’industrie pharmaceutique (ceux-ci ont ont été abandonnés dans les pays du Nord pour des raisons économiques : vieillissement des brevets, apparition des génériques, transfert technologique vers les pays du Sud) qu’ils détaillent peu. Ils n’expliquent pas non plus pourquoi la relance pose problème : il n’y a pas seulement la difficulté scientifique de trouver de nouvelles molécules, mais aussi des raisons économiques. Le modèle économique actuel de développement des produits de santé dans nos pays, propriété intellectuelle et remboursement, est inapproprié à ces produits parce que l’utilisation des nouvelles molécules devra rester très restreinte, ce qui est synonyme d’un très petit marché. Il conviendrait de mettre en place de nouvelles règles spécifiques pour les produits de santé liés à la résistance aux antimicrobiens, ce que le gouvernement français souhaite faire par le biais d’un dialogue avec l’industrie pharmaceutique. Il a été proposé aussi fin 2015 au G7 santé à Berlin, de créer une liste d’antibiotiques, généralement « génériqués », dont l’utilisation a été abandonnée et qui pourraient être réintroduits dans la pratique clinique. L’article appelle aussi une meilleure coordination des « initiatives nationales et internationales » en matière de recherche préclinique, translationnelle et clinique, et une plus grande synchronisation des programmes de financements nationaux et européens.

Jean Lesne

 

Publication analysée :

Roca I, Akova M, Baquero F, et al. The global threat of antimicrobial resistance: science for intervention. New Microbe and New Infect 2015; 6: 22-9.

ISGlobal, Barcelona Ctr. Int.Health Res. (CRESIB), Hospital Clinic-Universitat de Barcelona, Espagne.

doi: 10.1016/j.nmni.2015.02.0007