ANALYSE D'ARTICLE

Fukushima : impact de l’évacuation sur l’état de santé des populations

Comparant les données de bilans cliniques et biologiques réalisés chez des habitants de la préfecture de Fukushima avant et après la catastrophe, deux études tentent de cerner l’effet à long terme de l’évacuation sur l’état de santé des populations victimes.

Two studies comparing data from clinical and laboratory assessments of inhabitants of Fukushima prefecture before and after the disaster attempt to identify the long-term effect of evacuation on the victims’ health.

Plusieurs études réalisées dans les suites de catastrophes majeures ayant détruit des logements, comme le séisme de Kobé au Japon (1995) et l’ouragan Katrina aux États-Unis (2005), ont rapporté une dégradation de l’état de santé des populations déplacées et, en particulier, une aggravation des maladies chroniques telles que le diabète et l’hypertension artérielle (HTA). Mais jusqu’à présent, les périodes d’observation ont été relativement courtes, durant généralement moins d’un an, de sorte que seuls les impacts sanitaires à court terme ont pu être évalués.

Après la catastrophe en chaîne du 11 mars 2011 (séisme, tsunami et accident nucléaire), plus de 80 000 habitants de la préfecture de Fukushima ont été forcés de quitter leur habitation pour se reloger à proximité ou à distance, certaines personnes ayant déménagé à plusieurs reprises. Le suivi à un an montre une altération de l’état de santé de ces évacués, notamment une augmentation de la prévalence des troubles métaboliques et facteurs de risque cardiovasculaire, tels que dyslipidémie, HTA, diabète et obésité. La disponibilité de données provenant de bilans proposés par le système de santé public japonais à la partie de la population non couverte par le régime de sécurité sociale des salariés, a permis de réaliser deux analyses de l’impact sanitaire à long terme de l’évacuation, dans deux zones différentes.

 

Présentation des études

La première étude* a inclus une population d’habitants des villes voisines de Minamisoma et de Soma, situées au nord de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, à des distances respectives de 10-40 km et 35-50 km. Environ un quart de la population de Minamisoma (17 000 personnes) résidant à moins de 20 km de la centrale a été évacuée en urgence le 12 mars, puis de nouvelles consignes d’évacuation ont été données le 22 avril pour une autre partie de la ville, ainsi que de celle de Soma. Dans ces localités, le système de santé publique, qui est administré par les municipalités, propose chaque année un bilan de santé gratuit aux sujets âgés de 40 à 74 ans, en majorité des travailleurs indépendants, agriculteurs et pêcheurs. Les critères sanitaires auxquels les auteurs se sont intéressés sont le diabète (défini par une hémoglobine glyquée [HbA1c] ≥ 6,5 % ou la prise d’un traitement antidiabétique), l’hyperlipidémie (LDL-cholestérol ≥ 140 mg/dL ou traitement hypolipidémiant) et l’HTA (pression artérielle systolique [PAS] ≥ 140 mmHg, diastolique [PAD] ≥ 90 mmHg, ou traitement antihypertenseur).

Tous les habitants du village de Kawauchi, qui fait l’objet de la seconde étude** et est situé à 20 km à l’ouest de la centrale nucléaire, ont été relogés dans des communes proches immédiatement après l’accident, puis autorisés à retourner chez eux en avril 2012. Dans ce village, tous les non-salariés de plus de 40 ans (incluant des travailleurs indépendants et leurs familles, ainsi que des retraités) peuvent bénéficier d’un examen de santé annuel. En plus du diabète, de l’HTA et de la dyslipidémie (définie ici par un LDL-c ≥ 140 mg/dL et/ou un HDL-c < 40 mg/dL, un taux de triglycérides ≥ 150 mg/dL, ou un traitement hypolipidémiant), les auteurs ont considéré la surcharge pondérale (indice de masse corporelle [IMC] ≥ 25 kg/m2), le syndrome métabolique (au moins trois valeurs anormales parmi cinq mesures : tour de taille, triglycérides, HDL-c, PAS/PAD, glycémie), l’hyperuricémie (taux d’acide urique > 7 mg/dL) et la maladie rénale chronique (définie par un taux de filtration glomérulaire < 60 mL/min/1,73 m2).

Les populations incluses dans ces deux analyses n’étant pas représentatives de la population générale, leurs résultats peuvent difficilement être extrapolés. Ils fournissent néanmoins des informations importantes pour améliorer la prise en charge des populations victimes de catastrophes majeures et déplacées.

 

Étude à Minamisoma et Soma

L’étude s’appuie sur les données de 6 406 participants à des bilans de santé réalisés entre 2011 et 2014 (période post-catastrophe), qui avaient auparavant participé à des bilans en période pré-catastrophe (années 2008 à 2010). Sur la base des adresses en mars 2011 et de la carte des zones couvertes par des ordres d’évacuation, les auteurs ont identifié 960 évacués dans cette population. D’autres habitants de Minamisoma et Soma, hors zones d’évacuation obligatoire, ont également quitté leurs habitations. Considérant l’évolution de la démographie à Minamisoma depuis l’accident, les auteurs ont estimé que ces évacués volontaires étaient probablement retournés chez eux assez rapidement et ont constitué un groupe de 5 446 non-évacués ou temporairement évacués.

Dans les deux groupes, la comparaison des données de base (2008-2010) et des données post-accident montre une augmentation de la prévalence du diabète, ainsi que de l’hyperlipidémie. Les risques relatifs (RR) ajustés sur l’âge varient selon l’année considérée. Pour 2013, qui a réuni le plus grand nombre de participants aux bilans de santé (657 évacués et 2 055 non-évacués ou temporairement évacués), le RR de diabète est égal à 1,55 (IC95 : 1,15-2,09) dans le groupe des évacués et à 1,33 (1,17-1,52) dans l’autre groupe. Les RR d’hyperlipidémie sont respectivement égaux à 1,30 (1,18-1,43) et 1,12 (1,07-1,17). L’analyse ne montre pas de variation significative de la prévalence de l’HTA.

L’effet propre de l’évacuation a été recherché par des analyses de régression effectuées avec des modèles construits séparément pour le diabète, l’HTA et l’hyperlipidémie, chacun étant ajusté sur un jeu de covariables pertinent pour l’affection considérée, établi à partir d’analyses univariées testant l’effet de différents facteurs de confusion potentiels (sexe, antécédents médicaux, facteurs liés mode de vie, IMC, etc.). Seul le risque d’hyperlipidémie apparaît significativement augmenté dans le groupe des évacués par rapport au groupe des non ou temporairement évacués : RR = 1,18 (1,06-1,32). Ce résultat pourrait refléter un niveau de préoccupation moins élevé pour l’hyperlipidémie que pour le diabète, qui serait mieux dépisté, suivi et contrôlé dans l’environnement de vie des évacués, caractérisé par des facteurs (changements alimentaires, diminution de l’activité physique, difficultés d’accès aux soins, etc.) qui peuvent favoriser les deux affections.

Des informations sur les conditions d’hébergement des évacués auraient pu permettre de pousser l’exploration. Selon les données officielles de la ville de Minamisoma, 30 % des évacués ont été hébergés chez des proches, 34 % ont vécu dans des logements temporaires et 36 % ont obtenu leur propre nouveau logement. Les auteurs suggèrent d’étudier à l’avenir l’impact de ces trois types d’expériences, qui créent des différences socio-économiques, sur la survenue et la prise en charge des affections chroniques.

 

Évolution de la santé des habitants de Kawauchi

Après avoir exclu l’année 2011, les auteurs ont comparé la prévalence (taux ajustés sur l’âge et le sexe) des sept problèmes de santé considérés en périodes pré-catastrophe (années 2008 à 2010) et post-catastrophe (2012 et 2013) dans la population des villageois de Kawauchi participant aux bilans de santé du système public (environ un quart de la population, le plus fort taux de participation [25,9 % : 779 habitants sur 3 004] ayant été enregistré en 2010, et le plus faible [20,6 % : 576/2 794] en 2013).

Une tendance à l’augmentation est observée pour toutes les affections, en dehors de l’HTA, de la surcharge pondérale, et de l’hyperuricémie. La prévalence du syndrome métabolique, initialement de 17 %, monte à 24,2 % en 2012 et à 25,2 % en 2013. Celle du diabète est passée de 11,3 % à 14,7 % (données 2012) et 17 % (2013). Les taux de prévalence respectifs sont de 43,2 %, 53,9 % et 56,7 % pour la dyslipidémie, et de 16,1 %, 21,7 % et 26,7 % pour la maladie rénale chronique. Après une augmentation constatée en 2012 (39,7 % versus 35,3 % en période pré-catastrophe), la prévalence de la surcharge pondérale diminue en 2013 (36,9 %). L’évolution de l’hyperuricémie est similaire : 5,2 % initialement, 10 % en 2012 et 8,4 % en 2013. Une diminution inexpliquée de la prévalence de l’HTA est notée : 65,7 % avant la catastrophe, puis 61,8 % en 2012 et 63,7 % en 2013.

Ce résultat mis à part, l’ensemble indique une dégradation durable de l’état de santé des habitants de Kawauchi, qui ont pourtant fait partie des premiers réfugiés à pouvoir rentrer chez eux. Le rôle du stress combiné de la catastrophe, de l’évacuation et du retour est à considérer dans cette évolution. Outre la perception d’une menace persistante due à la proximité de la centrale de Daiichi, les villageois ont fait face à des difficultés sociales et économiques, dues en particulier au faible taux de retour des membres les plus jeunes et actifs de la communauté, à l’impossibilité temporaire de cultiver les terres, et au non-remplacement de commerces et autres services qui avaient été fermés. Pour mieux comprendre les répercussions sanitaires à long terme de catastrophes ayant entraîné des déplacements de populations, l’importance de ces facteurs, qui ont été à l’origine de pertes de ressources, de séparations familiales et de changements de modes de vie, devrait être évaluée.

 

Laurence Nicolle-Mir

 

Publications analysées :

Nomura S, Blangiardo M, Tsubokura M, Ozaki A, Morita T, Hodgson S. Postnuclear disaster evacuation and chronic health in adults in Fukushima, Japan: a long-term retrospective analysis. BMJ Open 2016; 6:e010080.

Department of Epidemiology and Biostatistics, School of Public Health, Imperial College London, Londres, Royaume-Uni.

doi: 10.1136/bmjopen-2015-010080

 

Ebner DK, Ohsawa M, Igari K, Harada KH, Koizumi A. Lifestyle-related diseases following the evacuation after the Fukushima Daiichi nuclear power plant accident : a retrospective study of Kawauchi Village with long-term follow-up. BMJ Open 2016; 6:e011641.

Department of Health and Environmental Sciences, Kyoto University Graduate School of Medicine, Kyoto, Japon.

doi: 10.1136/bmjopen-2016-011641