ANALYSE D'ARTICLE

Impact de l’exposition aux pesticides non persistants sur la fonction thyroïdienne : état des connaissances

Les études épidémiologiques ayant examiné l’effet sur la fonction thyroïdienne de l’exposition à des pesticides non persistants actuellement très utilisés sont encore peu nombreuses. Les deux auteurs qui les ont passées en revue notent une fréquente incohérence entre leurs résultats et les données expérimentales, et appellent à la réalisation de travaux de meilleure qualité.

Very few epidemiological studies have examined the effect on thyroid function of exposure to currently used non-persistent pesticides. The two authors of this review note frequent inconsistencies between the results of these studies and their experimental data and call for better quality research.

Impliquées dans la régulation du métabolisme, la croissance, la synthèse protéique, l’activité d’autres hormones, le développement cérébral et le fonctionnement cognitif, les hormones thyroïdiennes sont d’une importance capitale tout au long de l’existence, dès la période de vie intra-utérine.

Depuis quelques décennies, des rapports provenant de plusieurs pays montrent une hausse de l’incidence des maladies de la thyroïde (incluant hypo- et hyperthyroïdies, thyroïdites auto-immunes et cancers), ainsi que l’augmentation de certains troubles neurodéveloppementaux pour lesquels un facteur étiologique thyroïdien est possible. L’exposition à des perturbateurs endocriniens présents dans notre environnement chimique est l’une des hypothèses explicatives examinée.

Les études expérimentales indiquent que de nombreux pesticides sont capables d’affecter le fonctionnement de l’axe hypothalamo-hypophyso-thyroïdien à divers niveaux, parmi lesquels des organophosphorés, des carbamates et des pyréthrinoïdes de synthèse, qui représentent les classes de pesticides actuellement les plus employées au niveau mondial. L’influence de l’exposition chronique à ces pesticides modernes sur la fonction thyroïdienne humaine reste toutefois à déterminer, la littérature épidémiologique étant encore pauvre comparativement à celle existant pour des composés organochlorés persistants qui ne sont plus utilisés depuis longtemps.

 

Littérature disponible

Une recherche dans les bases Medline, Scopus et Virtual Health Library (articles originaux en langue anglaise, portugaise ou espagnole publiés jusqu’en août 2015) a permis de rassembler 19 études ayant examiné l’association entre l’exposition à des pesticides non persistants et les niveaux circulants d’hormones thyroïdiennes. Il s’agissait le plus souvent d’études chez des sujets professionnellement exposés (n = 14), de type transversal, à l’exception d’une cohorte mère-enfant danoise ayant inclus des femmes employées dans des serres agricoles ou horticoles. Trois études transversales offraient néanmoins une comparaison des niveaux d’hormones thyroïdiennes mesurés en pleine saison d’utilisation des pesticides et hors saison. Les pesticides les plus représentés étaient des fongicides de la famille des éthylènes bisdithiocarbamates (EBDC, incluant le manèbe, le mancozèbe, le zirame et le zinèbe) et des insecticides organophosphorés. Des cinq études en population générale, trois de type transversal avaient examiné l’influence de l’exposition à des organophosphorés, des carbamates ou des pyréthrinoïdes chez des adultes, les deux autres (une transversale, une longitudinale) avaient recherché des associations entre l’exposition domestique à des insecticides pyréthrinoïdes et les concentrations d’hormones chez des femmes enceintes et des nourrissons.

 

Tour d’horizon des résultats

Si la plupart de ces études montrent une relation entre l’exposition et les taux circulants de tri-iodothyronine (T3), de thyroxine (T4) ou de thyréostimuline (TSH), très peu de résultats apparaissent compatibles avec les données expérimentales.

Trois études rapportent une association entre la concentration d’éthylène thio-urée (ETU), métabolite des EBDC, et une augmentation de la TSH, une diminution de la T4 ou la taille de nodules thyroïdiens. Ces résultats s’accordent avec ceux d’études chez l’animal, expliqués par la capacité de l’ETU à interférer avec la captation de l’iode via une inhibition de la thyroperoxydase. Les résultats concernant les effets d’une exposition à des insecticides organophosphorés sont incohérents, et seules trois études présentent des modifications des taux circulants d’hormones thyroïdiennes compatibles avec un effet anti-thyroïdien mis en évidence expérimentalement. L’une d’entre elles a cependant inclus une population de préparateurs exposés à la fois à des organophosphorés et à des organochlorés.

Aucune étude épidémiologique ne soutient l’observation expérimentale d’une activité antagoniste des récepteurs hormonaux de certains carbamates comme le carbaryl. Les résultats des études en population générale ayant utilisé des biomarqueurs d’exposition aux pyréthrinoïdes contredisent les résultats de tests de laboratoire. Une association négative est ainsi rapportée entre les concentrations urinaires d’un métabolite des pyréthrinoïdes (cis-DCCA) et les concentrations plasmatiques de T3 dans une population d’hommes, ce qui s’accorde avec la diminution des taux circulants de T3 et de T4 chez l’animal exposé aux pyréthrinoïdes, mais le cis-DCCA n’a pas d’effet antagoniste des récepteurs thyroïdiens in vitro. Les deux études chez des femmes enceintes et des nourrissons ne retrouvent pas d’association entre les niveaux d’hormones thyroïdiennes et ceux d’un autre métabolite des pyréthrinoïdes (3-PBA), pourtant actif in vitro.

 

Principaux besoins de recherche

Les auteurs relèvent d’importantes faiblesses dans les études passées en revue, qui doivent être considérées pour améliorer la conception de futurs travaux. Outre la prédominance des études transversales (17 sur 19), la taille de l’échantillon est inférieure à 200 sujets dans 16 études. Les facteurs de confusion potentiels n’ont pas été contrôlés de façon adéquate dans 11 études. La qualité méthodologique est jugée faible à modérée pour la moitié des études examinées.

L’une des questions clés pour un agent non persistant dans l’organisme est la durabilité de ses effets. La perturbation de l’homéostasie thyroïdienne est-elle fugace ou soutenue, pouvant conduire au développement de troubles thyroïdiens subcliniques ou cliniques ? Cette question renforce le besoin d’études longitudinales avec des mesures répétées de l’exposition et du statut thyroïdien. Pour des pesticides rapidement éliminés, les biomarqueurs d’exposition tels que les métabolites urinaires ont une pertinence limitée pour estimer l’exposition chronique. Il serait nécessaire de combiner leur mesure à des informations précises sur l’activité professionnelle ou l’utilisation domestique de pesticides recueillies par des questionnaires. Étant donné la complexité du fonctionnement de l’axe hypothalamo-hypophyso-thyroïdien et les nombreux mécanismes de perturbation endocrinienne possibles, d’autres paramètres que les hormones circulantes, comme les protéines de transport, devraient être mesurés. Enfin, la susceptibilité individuelle d’ordre génétique à l’effet des pesticides nécessite d’être explorée et prise en compte.

 

Laurence Nicolle-Mir

 

Publication analysée :

Campos E, Freire C. Exposure to non-persistent pesticides and thyroid function: a systematic review of epidemiological evidence. Int J Hyg Environ Health 2016; 219 : 481-97.

National School of Public Health, Oswaldo Cruz Foundation, Rio de Janeiro, Brésil.

doi: 10.1016/j.ijheh.2016.05.006