ANALYSE D'ARTICLE
Les ammoniums quaternaires : une famille chimique préoccupante
Cet article présente une revue de la littérature sur les ammoniums quaternaires, rédigée par un collectif de chercheurs académiques, agents gouvernementaux et membres d’ONG aux États-Unis. Compte tenu des effets avérés ou suspectés de ces substances sur la santé et de leur utilisation croissante dans le monde, les auteurs dressent une liste de 18 recommandations à destination de la communauté scientifique et des décideurs publics.
Les ammoniums quaternaires constituent une famille de plusieurs centaines de substances chimiques utilisées comme agents désinfectants, conservateurs, tensioactifs ou antistatiques, dans les produits de nettoyage, de désinfection, d’hygiène ou de soin corporel, par exemple. Depuis leur synthèse et leur optimisation au cours de la première moitié du XXe siècle, leur utilisation n’a pas cessé d’augmenter, et en particulier depuis la pandémie de Covid-19 et le recours massif aux virucides. De plus, aux États-Unis, certains ammoniums quaternaires ont substitué le triclosan et le triclocarban, dont les usages dans certains produits d’hygiène ont été interdits en 2016. L’exposition humaine et les émissions dans l’environnement ont par conséquent augmenté en parallèle.
Les auteurs démarrent leur revue bibliographique en soulignant la complexité de la nomenclature des ammoniums quaternaires. Cette nomenclature n’est pas harmonisée, ce qui introduit de la confusion pour le suivi de leurs usages, de leurs concentrations environnementales et de leur présence dans les produits de consommation quand ils sont mentionnés dans la composition. Les auteurs présentent ensuite les propriétés physicochimiques des ammoniums quaternaires : leur structure est basée sur un atome d’azote chargé positivement et entouré de chaînes carbonées alkyles ou aryles de longueurs variables. Cette charge positive facilite l’adsorption sur des particules ou solides chargés négativement, qu’il s’agisse de sédiments, de sols ou de surfaces dans les bâtiments, et contribue ainsi à la persistance des ammoniums quaternaires. Ainsi, leur pouvoir désinfectant est valorisé puisqu’il est maintenu longtemps après l’application sur des surfaces. Cependant, cette persistance induit des expositions via des contacts main-bouche ou via l’ingestion d’aliments ayant été en contact avec des surfaces désinfectées sur des chaînes de production agroalimentaire. Une fois utilisés dans les bâtiments ou dans l’industrie, les ammoniums quaternaires se retrouvent dans les eaux usées, puis par la suite, dans les eaux de surface, les sédiments et les sols via l’arrosage ou les boues d’épandage. La contamination environnementale peut également provenir directement de l’utilisation d’ammoniums quaternaires comme tensioactifs dans des produits phytosanitaires. Du fait de leur faible volatilité, les ammoniums quaternaires sont principalement détectés dans les poussières intérieures, mais quelques études ont montré la présence de certains d’entre eux dans l’air intérieur à des concentrations de l’ordre du μg/m3.
L’écotoxicité de certains ammoniums quaternaires a été montrée dans de nombreuses études, menées en particulier sur des algues, invertébrés aquatiques et poissons. Chez les organismes terrestres, l’exposition et la toxicité ont été beaucoup moins étudiées. S’agissant de l’humain, les voies d’exposition sont multiples : par contact cutané, par ingestion après un contact main-bouche, par l’alimentation ou par inhalation. Les populations les plus exposées sont tout d’abord les travailleurs, à la fois ceux sur les sites de fabrication des ammoniums quaternaires et des produits qui en contiennent et ceux du secteur du nettoyage et de la désinfection. Ensuite, les auteurs mentionnent les occupants des lieux qui font l’objet d’une désinfection régulière, accrue depuis la pandémie de Covid-19, à savoir les crèches, les écoles et les établissements pénitentiaires. Les mesures dans les matrices biologiques restent peu nombreuses : les auteurs rapportent deux études réalisées dans le sang, une dans les urines et une dans le lait maternel. Les effets sur la santé humaine liés à une exposition chronique sont des effets cutanés et respiratoires (asthme notamment) et des troubles du système immunitaire. Des troubles de la reproduction, du développement embryonnaire et du métabolisme ont été mis en évidence chez la souris et le rat.
Une section de l’article est consacrée à la contribution des ammoniums quaternaires au développement de l’antibiorésistance, rapportée par un certain nombre d’études. L’antibiorésistance était déjà décrite comme une menace globale majeure avant la pandémie de Covid-19. L’utilisation massive de désinfectants induite par cette pandémie et qui perdure dans une certaine mesure ne fait qu’aggraver la situation. Des actions réglementaires sont déjà en place pour certains ammoniums quaternaires. De plus, les auteurs suggèrent le recours à la démarche des usages essentiels (l’usage d’une substance dangereuse n’est maintenu que si elle est nécessaire à la santé, à la sécurité ou au fonctionnement de la société et qu’aucune alternative n’existe) ou, à défaut, à la substitution par du peroxyde d’hydrogène, de l’acide critique, de l’éthanol ou de l’acide lactique.
Enfin, les auteurs terminent par 18 recommandations en matière de recherche (par exemple, poursuivre le développement et l’optimisation des méthodes analytiques pour la mesure dans l’environnement et les matrices biologiques, puis mettre en place des campagnes de mesure) et de politiques publiques (après avoir harmonisé la nomenclature des ammoniums quaternaires, les réglementer de façon cohérente en considérant les multi-expositions et exiger que leur présence dans les produits soit indiquée ; sensibiliser les professionnels et la population générale à l’usage raisonné des désinfectants, par exemple en rendant obligatoire une information sur les produits apposée par les fabricants).
Commentaire
Cette revue bibliographique est très complète. Elle souligne clairement l’importance de considérer cette famille de substances chimiques pour des recherches permettant d’améliorer les connaissances sur leur devenir environnemental, les expositions humaines et les effets associés, mais également pour sensibiliser à une réduction de leurs usages sur la base des données déjà disponibles.
Publication analysée :
Arnold WA, Blum A, Branyan J, et al. Quaternary ammonium compounds: A chemical class of emerging concern. Environmental Science & Technology 2023 ; 57 : 7645-65.
Corinne Mandin