ANALYSE D'ARTICLE

Les enseignements de l’accident de Seveso

La majorité des connaissances relatives aux effets sanitaires de la dioxine découlent des études menées dans la population victime de la catastrophe de Seveso relatée dans cet article qui synthétise les résultats de 40 ans d’une recherche épidémiologique toujours active. Les auteurs reviennent sur les étapes initiales de collecte de données, d’archivage d’échantillons biologiques, d’établissement de registres et de lancement de programmes de surveillance ambitieux qui auront permis un tel développement du savoir.

Le samedi 10 juillet 1976 à 12h37, un nuage rougeâtre s’échappe de l’usine Icmesa implantée dans la commune de Meda, à 25 km au nord de Milan (Lombardie, Italie). Le vent l’entraîne vers le sud-est où le panache s’étale dans une zone principalement agricole, touchant la commune voisine de Seveso en premier lieu. L’émission, consécutive à la rupture du disque de sécurité d’un réacteur de l’unité de production du 2,4,5-trichlorophénol (TCP), dure près d’une heure. Elle contient de l’hydroxyde de sodium et de l’éthylène glycol (utilisés à la première étape d’hydrolyse du tétrachlorobenzène), du 2,4,5-trichlorophénate (fruit de l’hydrolyse), ainsi qu’un produit de la condensation de deux molécules de 2,4,5-trichlorophénate : la 2,3,7,8-tétrachlorodibenzodioxine (TCDD). Il s’agit d’un co-produit non intentionnel de la réaction (dont la suite programmée est la transformation du 2,4,5-trichlorophénate en TCP), qui s’est formé en grande quantité en raison de l’élévation de la température dans le réacteur bien au-delà de la limite maximale de 180 ̊C. La TCDD – bientôt appelée « dioxine de Seveso » – sera reconnue comme un agent cancérogène certain pour l’homme et un puissant perturbateur endocrinien. Mais en 1976 sa dangerosité et les signes d’intoxication sont très mal connus. Deux semaines s’écoulent avant que la population reçoive des consignes d’évacuation ou d’éviction de consommation de produits locaux, en fonction de la concentration de dioxine dans le sol. Les échantillonnages ont permis de délimiter trois zones de contamination dégressive : A (dont les 736 habitants seront évacués entre le 26 juillet et le 2 août), B (4 737 habitants) et R (31 800). En périphérie, une zone (non ABR) dont les échantillons de sol sont négatifs abrite 182 843 habitants considérés non exposés.

L’année 1996 marque le lancement de la Seveso Women Health Study (SWHS), une cohorte de 981 résidentes des zones A et B qui étaient âgées de 0 à 40 ans lors de l’accident et comptaient parmi les premières victimes examinées. Les analyses biochimiques alors réalisées n’incluaient pas la détermination du TCDD, la méthode de mesure de la concentration sérique ayant été développée en 1987. Mais l’équipe de l’hôpital de Desio chargée des investigations biocliniques avait pris soin de conserver le sérum dont elle n’avait pas eu besoin. C’est l’une des initiatives saluée par les auteurs de cet article pour sa contribution majeure à la suite des événements.

Les fondements de la recherche épidémiologique

Près de 30 000 échantillons de sérum étaient archivés lorsqu’il a été possible de doser la dioxine. Les mesures dans des échantillons prélevés peu après l’accident ont permis d’estimer l’exposition individuelle bien plus précisément qu’à partir du niveau de contamination de la zone de résidence et de rechercher les déterminants de l’exposition. Les premiers résultats ont globalement validé le zonage (niveaux médians de TCDD plus élevés chez des résidents de la zone A que chez ceux de la zone B et plus élevés en zone B qu’en zone R) tout en montrant son potentiel d’erreur de classement (recouvrement considérable de la plage des concentrations entre les zones A et B). L’âge au moment de l’exposition est apparu le seul facteur corrélé au niveau du TCDD sérique (plus élevé chez les enfants de moins de 10 ans), et la question de la sensibilité individuelle a été soulevée au vu de sa relation avec la chloracné, principale manifestation de toxicité aiguë observée (près de 200 cas rapportés dans les jours à semaines suivant l’accident, essentiellement des enfants de moins de 15 ans). L’analyse initiale de 20 échantillons de sérum collectés chez des résidents de la zone A ayant à parts égales développé ou pas une chloracné a confirmé leur forte exposition (d’un niveau pouvant atteindre le maximum rapporté chez des employés à la production du TCP) sans qu’un seuil de toxicité puisse être établi. Les analyses d’échantillons de sang prélevés entre 1993 et 1998 dans le cadre d’une étude cas-témoins (101 cas de chloracné et 211 témoins) ont apporté un éclairage en reliant le risque de chloracné à un âge inférieur à 8 ans lors de l’accident et à un taux résiduel de TCDD dépassant 10 ppt.

Les études de suivi, avec collecte répétée de données incluant des échantillons de sérum dûment conservés bien qu’il n’exista pas de méthode de mesure du TCDD, se sont montrées précieuses pour établir sa demi-vie et son caractère âge et sexe-dépendant. Ces données auront servi, avec d’autres, issues notamment de la SWHS (dont la population a été caractérisée au départ pour examiner les effets de l’exposition sur la santé reproductive), à construire un modèle pharmacocinétique capable de prédire l’évolution des taux sanguins du TCDD durant les 20 années post-exposition, en incluant des périodes de gestation et de lactation. Par ailleurs, la disponibilité d’échantillons de sérum de femmes de la zone non ABR a permis d’estimer l’exposition de fond aux dioxines, furanes et polychlorobiphényles à activité dioxine qui régnait alors dans la région.

D’autres éléments cruciaux pour la recherche épidémiologique comme le registre des malformations congénitales et celui des cancers ont été mis en place ou développé rapidement après l’accident. Si les craintes concernant les enfants à naître étaient au devant de la scène, l’organisation d’un recueil d’informations relatives à des pathologies susceptibles de se déclarer plusieurs décennies après l’exposition relevait de la capacité à anticiper leur utilité future. Les auteurs saluent cette clairvoyance, ainsi que le travail des épidémiologistes et de tous les professionnels qui se sont attachés à accumuler des données. Les connaissances passées et à venir n’auront été acquises, enfin, que grâce à la participation des familles de Seveso, sur plusieurs générations pour le programme d’études à long terme.

Les développements de la SWHS

En 2014, une cohorte incluant 611 enfants de 402 participantes à la SWHS a été lancée dans l’objectif de caractériser les effets de l’exposition maternelle sur la descendance et d’examiner en particulier l’hypothèse d’altérations métaboliques et endocriniennes transmissibles via des mécanismes épigénétiques, ainsi que celle d’une sensibilité à la dioxine liée au polymorphisme génétique sur la voie du récepteur AhR (Aryl Hydrocarbone Receptor)commune à de nombreux xénobiotiques. Les retombées attendues de ces recherches dépassent donc largement la connaissance des mécanismes de toxicité de la dioxine. Et l’histoire ne s’arrêtera pas là : à l’inclusion dans cette cohorte de deuxième génération, 76 filles de femmes exposées à la dioxine de Seveso ont rapporté 134 grossesses dont 96 se sont terminées par la naissance d’un enfant vivant, et 45 fils étaient déjà pères de 53 enfants. Une troisième génération émerge, dont le suivi permettra d’en apprendre encore plus.

 

 

Commentaires

Cet article tente une vision d’ensemble de la problématique des effets des dioxines sur la santé humaine, tels qu’ils ont été étayés par une situation accidentelle extrême : l’accident de Seveso.

Deux de ces effets sont intéressants à commenter.

Les effets cancérogènes : la TCDD est classée cancérogène pour l’homme par le Centre international de recherche (CIRC) depuis 1997, et ce n’est qu’en 2009 qu’elle a été réévaluée et classée comme cancérogène du groupe 1 (certain pour l’espèce humaine) sur la base de preuves suffisantes. La modélisation des données épidémiologiques a identifié des risques accrus de cancer à des doses seulement quelques fois plus élevées que la dose journalière admissible (DJA) fixée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS)/Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), et d’un point de vue méthodologique la mise en évidence de cet effet mérite des explications. La TCDD induit de multiples cancers chez l’animal et pourtant les études épidémiologiques ont eu de grandes difficultés à identifier le risque cancérogène pour l’homme, ce qui a donné lieu à une longue controverse, enfin pratiquement éteinte aujourd’hui.

Pendant des années, la cancérogénicité des dioxines chez l’homme a été évaluée par des études en population ou des études de registres. Les résultats étaient contradictoires, et les écarts observés étaient principalement liés à une mauvaise classification des expositions [1], la plupart des sujets classés comme exposés dans ces études ayant des niveaux très légèrement plus élevés de TCDD que ceux classés comme non exposés. La mise au point de méthodes pour mesurer la TCDD et d’autres dioxines, et la décision d’étudier des cohortes prospectives industrielles et des populations accidentellement exposées (Seveso), ont apporté la preuve de la cancérogénicité des dioxines dans l’espèce humaine. On a montré une augmentation linéaire du risque, qui croît avec l’exposition pour tous les cancers combinés et pour certains cancers spécifiques. Un risque accru lorsqu’augmente la durée entre la première exposition et la survenue de cancer a été observé dans les études qui ont évalué la latence. Les risques sont augmentés pour plusieurs cancers spécifiques mais les résultats ne sont concordants entre les études que pour le cancer du poumon, les lymphomes et le sarcome des tissus mous. À l’heure actuelle, la question n’est pas de savoir si les dioxines sont ou non cancérogènes, mais de quantifier le risque associé à l’exposition de la population générale à des faibles doses.

Le long retard pris dans l’acquisition de preuves est donc le résultat de mauvaises évaluations des expositions et en conséquence d’une difficulté à classifier les niveaux d’exposition. Les différences d’exposition au TCDD dans la population générale étant faibles et très peu de sujets présentant des expositions élevées, les outils utilisés dans les études cas-témoins sont insuffisants pour identifier ces différences. Cela ne signifie pas que l’exposition à de faibles niveaux ne peut pas induire un cancer ; cela signifie simplement que la méthodologie de recherche utilisée n’a pas pu identifier ces risques. Les risques de cancer associés à la TCDD ont pu être identifiés grâce, d’une part, à des protocoles d’études corrects et à des méthodes qui ont rendu possible l’évaluation de l’exposition sur de larges populations, et d’autre part, à certaines caractéristiques inhérentes aux dioxines qui ont facilité l’évaluation des risques. Les progrès sont venus d’études de cohorte conduites dans des populations comprenant des sujets à niveaux d’exposition très contrastés, et du développement de biomarqueurs qui permettaient de mesurer les niveaux de TCDD et d’autres dioxines dans des échantillons sériques de grandes populations. Certaines des caractéristiques de la toxicité de ces composés ont également rendu possible cette recherche. Pour les dioxines, on dispose d’un système de mesure de la toxicité d’un mélange. Étant donné que les individus sont exposés à des mélanges et non à des produits chimiques uniques, l’évaluation de l’exposition doit être faite sur le mélange. Le système « Équivalents toxiques internationaux » (TEQ) a permis cette évaluation de la toxicité totale, et l’identification d’un sous-ensemble de produits très toxiques. La deuxième caractéristique qui a aidé à la recherche est la longue demi-vie des dioxines, qui est d’environ sept ans pour le TCDD. Les produits chimiques à longue demi-vie peuvent être mesurés plusieurs années après l’arrêt de l’exposition et permettent encore une évaluation du niveau d’exposition par le passé grâce à l’utilisation de modèles.

Les effets sur la reproduction : les effets possibles de l’exposition in utero à la dioxine dans la région de Seveso ont été envisagés. Ils ne sont pas détectables sur le risque de fausse-couche, mais plusieurs dizaines d’IVG ont eu lieu dans les suites de l’accident, principalement par crainte de survenue de malformations, risque qui n’a pas été vérifié lors de la surveillance ultérieure. Un effet significatif de l’exposition maternelle à la TCDD est une atteinte de la fonction thyroïdienne de l’enfant, le dysfonctionnement pouvant se produire un temps long après l’exposition initiale.

L’effet le plus troublant est celui de la modification du sex ratio (taux de masculinité) chez les enfants des personnes de la région : les pères qui ont conçu alors qu’ils étaient âgés de moins de 19 ans ont eu significativement plus de filles que de garçons. En revanche, le taux de masculinité des enfants de mères exposées, à n’importe quel âge, est conforme au taux attendu. Cet effet de modification du sex ratio est très rarement observé, et deux interprétations ont été proposées : 1/ un vieillissement prématuré des ovocytes lié à la dioxine [2], avec perte spécifique des embryons masculins en raison de la présence de gènes de sensibilité présents sur l’X, non compensés par leurs homologues sur l’autre chromosome X (compensation qui surviendrait chez les embryons féminins), et 2/ une augmentation du taux d’hormones gonadotropes et une diminution du taux de testostérone [3] induits par les dioxines qui ont pu diminuer le pouvoir fécondant des gamètes porteurs du chromosome Y avant la conception.

En raison de l’omniprésence des dioxines, tous les êtres humains sont confrontés à une exposition de fond qui ne devrait pas avoir d’effet sur la santé. Néanmoins, il faut encore réduire les niveaux actuels d’exposition, en instaurant un contrôle rigoureux des processus industriels pour réduire la formation de dioxines.

Elisabeth Gnansia

1. Kogevinas M. Epidemiological approaches in the investigation of environmental causes of cancer: the case of dioxins and water disinfection by-products. Environ Health 2011 ; 10 (Suppl 1) : S3.

2. Jongbloet PH, Roeleveld N, Groenewoud HMM. Where the boys aren’t: dioxin and the sex ratio. Environ Health Perspect 2002 ; 110 : 1-3.

3. James WH. Parental exposure to dioxin and offspring sex ratios. Environ Health Perspect 2002 ; 110 : A502.

 


Publication analysée :

* Eskenazi B1, Warner M, Brambilla P, Signorini S, Ames J, Mocarelli P. The Seveso accident: a look at 40 years of health research and beyond. Environ Int 2018 ; 121 : 71-84. doi : 10.1016/j.envint.2018.08.051

1 Center for Environmental Research and Children's Health (CERCH), School of Public Health, University of California at Berkeley, Berkeley, États-Unis.