ANALYSE D'ARTICLE

L’exposition à la lumière la nuit en tant que perturbateur endocrinien

Réglé sur une horloge biologique centrale éminemment sensible à la lumière, le rythme de sécrétion cyclique des hormones est affecté par l’exposition à la lumière artificielle nocturne. Rassemblant les données permettant de la considérer comme un perturbateur endocrinien, les auteurs de cet article engagent à mieux explorer l’éventail de ses effets physiologiques et comportementaux possibles pour l’homme et les autres espèces.

Virtuellement toutes les formes de vie qui se sont développées sur notre planète, incluant les bactéries, les plantes, les invertébrés et les vertébrés, ont internalisé le cycle jour-nuit produit par sa rotation sous forme de rythmes biologiques endogènes d’une période d’environ 24 h qui régissent de nombreux processus physiologiques et comportementaux.

Chez l’homme, le rythme circadien est gouverné par une horloge centrale constituée de deux noyaux suprachiasmatiques (localisés à la base de l’hypothalamus au-dessus du chiasma optique) contenant environ 20 000 neurones dont l’activité est contrôlée par l’expression d’une quinzaine de gènes « horloge ». Cette commande centrale est resynchronisée en permanence sur un cycle de 24 h par des signaux environnementaux dont la lumière est de loin le plus puissant. Elle est également sensible à la mélatonine que la glande pinéale commence à sécréter à la tombée de la nuit, avec un pic entre minuit et 4 h.

Ce système influence pratiquement toutes les fonctions de l’organisme, en particulier la fonction endocrinienne, de manière directe en induisant la production cyclique d’hormones hypophysaires qui vont stimuler leurs organes cibles (par exemple pour l’axe thyroïdien : pic de sécrétion de la thyréostimuline entre 2 et 4 h et nadir entre 16 et 20 h), ou par l’intermédiaire des gènes à expression cyclique présents dans les tissus endocriniens, qui sont réglés sur cette horloge biologique centrale. Son dérèglement entraîne donc une perturbation endocrinienne.

Telle est la thèse soutenue par les auteurs de cet article, qui estiment que le champ des perturbateurs endocriniens à l’étude, jusqu’ici focalisé sur des composants des plastiques, des pesticides et d’autres produits de synthèse, doit s’ouvrir à des agents non chimiques également générés par l’industrialisation et l’urbanisation, dont la lumière artificielle nocturne (LAN pour « light at night ») est un bon exemple.

Étendue de l’article

L’article s’appuie sur une importante revue de la littérature, intégrant des données épidémiologiques et cliniques, ainsi que des données expérimentales indiquant la vulnérabilité du système circadien à des signaux lumineux aberrants, même brefs, et la palette des répercussions possibles. Ces travaux ont été principalement menés chez des rongeurs à activité nocturne, ce qui questionne leur pertinence pour des espèces diurnes. L’organisation du système circadien est toutefois commune à tous les vertébrés et l’utilisation d’animaux nocturnes permet d’isoler les effets de l’exposition à la LAN sur ce système de ceux potentiellement attribuables à une altération du sommeil.

Si la LAN résulte de l’activité humaine, comme pour les perturbateurs endocriniens chimiques, ses effets ne s’exercent pas uniquement sur l’homme. Les animaux domestiqués y sont également exposés, et la faune sauvage résidant en zone urbaine et péri-urbaine n’échappe pas à la pollution lumineuse nocturne. L’article aborde ce sujet et s’ouvre sur une discussion intéressant les pratiques d’élevage et les orientations relatives à l’éclairage public urbain.

Données concernant la santé humaine

Quelques études rapportent une incidence accrue du surpoids, de l’obésité, du syndrome métabolique ou du diabète dans des populations travaillant la nuit. Elles soutiennent la notion d’effets métaboliques de l’exposition à la LAN sans pouvoir les distinguer des changements comportementaux induits par l’activité durant les heures habituelles de sommeil (et par le sommeil dans la journée), incluant les modifications des prises alimentaires (horaires, rythme et type d’aliment consommé) et du niveau global d’activité physique. La contribution d’une perturbation du système circadien est renforcée par deux publications récentes, l’une montrant un effet modificateur du chronotype sur le risque de diabète en relation avec le travail posté, l’autre une corrélation entre le niveau d’exposition à la LAN et le taux de surpoids/obésité en population générale, les autres facteurs liés au mode de vie dont la consommation alimentaire étant contrôlés. De nombreuses études dans des modèles animaux soutiennent les observations épidémiologiques et fournissent des éléments d’ordre mécanistique éclairant la relation entre l’exposition à la LAN, la prise de poids et les troubles métaboliques, en particulier de l’homéostasie glucidique. Ces travaux incluent des études avec groupe témoin (mêmes niveaux d’apport calorique et d’activité physique que le groupe exposé), rapportant la réversibilité de la prise de poids induite par la LAN après arrêt de l’exposition, ou encore des effets dose-dépendants de l’exposition lumineuse (durée, intensité et longueur d’onde) sur la tolérance au glucose.

Un deuxième faisceau d’arguments pour considérer la LAN comme un perturbateur endocrinien provient des études sur les cancers hormonodépendants, principalement celui du sein pour lequel les données épidémiologiques sont fournies, tandis que les preuves d’un effet du travail de nuit ou posté sur l’incidence du cancer de la prostate sont limitées. Dans le champ expérimental, les effets de la LAN sur l’initiation tumorale ont rarement été examinés, en revanche des études chez le rongeur portant un greffon de cancer du sein humain montrent que l’exposition à la lumière intense favorise la progression tumorale, et d’autres types de données relient la croissance tumorale à l’inhibition de la synthèse de mélatonine dont les effets anti-inflammatoires et anti-œstrogéniques sont établis.

Le rôle central des œstrogènes dans la vie génitale des femmes, l’influence du rythme circadien sur le fonctionnement de l’axe hypothalamo-hypophyso-gonadique et la présence de gènes à expression cyclique dans les ovaires devraient inciter à conduire des études pour examiner directement les effets de la LAN sur la fonction reproductrice.

Élargissement du propos

Les analogies du fonctionnement ovarien de tous les vertébrés, des poissons aux mammifères, amènent les auteurs à considérer que ce qui vaut pour l’homme pourrait aussi s’appliquer aux animaux d’élevage. Leur fertilité serait-elle améliorée dans des conditions de nuit noire ? À l’opposé, si la LAN peut induire un phénotype obèse, n’y aurait-il pas intérêt à l’utiliser pour favoriser le gain de masse ? L’exposition des jeunes pourrait-elle nuire à leur développement via une perturbation du cycle de sécrétion de l’hormone de croissance ? Ces questions demandent à être traitées dans des travaux spécifiques aux espèces d’élevage dont les résultats pourraient améliorer les pratiques agricoles et piscicoles.

Concernant la vie sauvage, un certain nombre d’études indiquent que la LAN perturbe l’activité de reproduction des oiseaux, ces effets s’étendant probablement à d’autres vertébrés à reproduction saisonnière, généralement printanière et estivale. Ces animaux doivent être capables de détecter précisément certains signaux environnementaux, comme l’allongement de la durée du jour, qui déclenchent des réponses physiologiques et comportementales adaptées (choix et défense du territoire, installation du nid, etc.), le succès de la période de reproduction dépendant de la capacité à l’initier et la terminer à temps.

L’article cite deux autres exemples – l’interaction proie-prédateur et l’orientation-migration – au rang des comportements pouvant être perturbés par la lumière artificielle nocturne avec d’importantes répercussions sur les écosystèmes. Des travaux sont nécessaires pour les évaluer précisément et trouver des solutions d’éclairage urbain à moindre impact.

 

 

Commentaires

Cette revue de la littérature apporte de nombreuses informations sur un sujet peu souvent traité en santé environnementale. Je ferais toutefois trois réserves.

La première concerne le titre lui-même : doit-on qualifier de « perturbateur endocrinien » toute modification de l’environnement qui entraîne une réponse endocrinienne ? Cela dépend de la définition retenue, mais si on adopte une définition aussi large, il faut alors considérer que le chocolat est un perturbateur endocrinien parce qu’il augmente la glycémie et déclenche la production d’un pic insulinique (avec de possibles effets sanitaires si on mange du chocolat en quantité importante et de manière répétée). Les définitions plus restrictives ne retiennent comme perturbateurs que les agents qui ont la capacité d’imiter l’effet d’une hormone (agonistes), de bloquer sa production ou son transport (antagonistes) ou d’interférer dans la relation entre l’hormone et son récepteur. Selon ce dernier point de vue, la lumière la nuit n’est pas un perturbateur endocrinien à proprement parler, mais un stimulus qui entraîne une réponse endocrinienne physiologique (ce qui n’empêche pas qu’elle puisse avoir des effets sanitaires à long terme).

Au-delà de ces considérations sémantiques, la plus grande difficulté à laquelle font face les études rapportées est de démêler l’écheveau des causes et de conséquences. L’éclairage nocturne modifie les équilibres hormonaux, ce qui peut avoir des effets sanitaires (initiation ou promotion de cancers par exemple). Mais y voir la nuit permet aussi de travailler, d’aller danser (si on est un être humain) ou de chercher sa nourriture (qu’on soit un homme ou un animal habituellement diurne). Ces changements comportementaux modifient tous les rythmes circadiens (par exemple, les horaires de prise des repas) avec de possibles effets sanitaires qui ne sont pas nécessairement médiés par une réponse hormonale. Des arguments sont apportés dans l’article en faveur d’effets propres à la lumière (indépendants des changements comportementaux), et en faveur de mécanismes proprement hormonaux, mais ils ne me paraissent pas extrêmement solides.

Enfin, dernière réserve, malgré l’intérêt réel de ce travail, il se termine sur des conclusions dont on a du mal à concevoir la portée pratique : « La question de la lumière la nuit devrait être prise en compte dans la planification urbaine en considérant les options possibles ». Il y a belle lurette que la question de l’éclairage la nuit est prise en compte dans la planification urbaine (sans remonter à l’ordonnance royale de Philippe V le Long en 1318, qui imposait des obligations d’éclairage pour des raisons de sécurité, l’éclairage public au gaz date des années 1820 en Angleterre et 1830 en France, et l’éclairage électrique des années 1880). Nos activités nocturnes nécessitent (pour la plupart !) de la lumière. Si on veut faire de la prévention, c’est donc plutôt sur nos choix d’emploi du temps qu’il faut agir : que l’excès d’incidence du cancer du sein chez les femmes travaillant la nuit soit lié à la lumière, à l’équilibre hormonal ou à tout autre chose, c’est sans doute l’organisation du travail qui doit être modifiée plutôt que les conditions d’éclairage. Et même si on parvient à limiter le travail de nuit, ce qui serait sans doute une bonne chose, on aurait du mal à envoyer tout le monde se coucher en même temps que le soleil. Les « options possibles » en matière d’éclairage devraient donc être précisées.

Georges Salines

 

 

 


Publication analysée :

* Russart KLG1, Nelson RJ. Light at night as an environmental endocrine disruptor. Physiol Behav 2018 ;190 : 82-89. doi : 10.1016/j.physbeh.2017.08.029

1 Department of Neuroscience, The Ohio State University Wexner Medical Center, Columbus, États-Unis.