ANALYSE D'ARTICLE
L’exposition au DDT favorise-t-elle l’obésité ? Analyse de la littérature selon le système GRADE
Intégrant plusieurs niveaux de preuves issues d’études épidémiologiques et expérimentales, cette première évaluation rigoureuse des effets de l’exposition au dichlorodiphényltrichloroéthane (DDT) sur le risque d’obésité selon le système GRADE (Grading of Recommendations Assessment, Development, and Evaluation) aboutit à le classer comme un agent obésogène présumé pour l’homme.
Après avoir été massivement utilisé au décours de la seconde guerre mondiale, l’insecticide organochloré « DDT » (mélange de trois isomères dont 85 % de p,p’-DDT) a été progressivement banni de la plupart des pays à partir des années 1970. Il reste employé principalement en Inde (où il est produit) et sur le continent africain pour la lutte antivectorielle, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) approuvant sa pulvérisation à l’intérieur des habitations pour réduire le risque de piqûre par des anophèles vecteurs du paludisme. Les quantités utilisées sont stables depuis l’adoption de la convention de Stockholm sur les polluants organiques persistants en 2001. Ce texte vise en particulier le DDT en raison de sa haute persistance dans l’environnement et de son potentiel élevé de bioaccumulation, qui s’appliquent également à ses métabolites lipophiles (principalement le p,p’-DDE) et expliquent la rémanence de l’exposition interne même dans les pays où il est interdit depuis plusieurs décennies.
Le DDT a récemment été classé dans le groupe 2A (agent probablement cancérogène pour l’homme) par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ : volume 113 des monographies publié en 2017). Il figure sur la liste des substances à toxicité reproductive et développementale de l’Agence de protection de l’environnement californienne (CalEPA), organisme d’appartenance de l’un des trois auteurs de cet article. Leur objectif était d’évaluer dans la même perspective d’un classement catégoriel les preuves d’effets obésogènes du DDT, le nombre de publications à ce sujet ayant notablement augmenté depuis une dizaine d’années.
Méthode
Les auteurs ont utilisé la méthodologie développée par le National Toxicology Program Office of Health Assessment and Translation (NTP/OHAT) dans son Handbook for conducting a literature-based health assessment pour appliquer l’approche GRADE à une question de santé-environnement (SE). Cette approche a été initialement conçue pour assortir les recommandations de pratique clinique d’un niveau de preuve, établi sur la base d’une analyse méthodique de la littérature (essais cliniques, études observationnelles ou d’intervention chez l’homme). Plusieurs publications récentes ont mis en lumière son intérêt pour accroître la transparence, la rigueur et la reproductibilité des décisions en SE. Le Handbook du NTP/OHAT, ainsi qu’un Navigation Guide élaboré par un groupe d’experts en SE (utilisé en support par les auteurs) délivrent une méthodologie adaptée à un matériel constitué d’études épidémiologiques et expérimentales.
La première étape consiste à attribuer un niveau de confiance élevé, modéré ou faible aux preuves disponibles en fonction du type d’étude. Du fait de leurs conditions expérimentales (exposition contrôlée, recueil des données, groupe témoin de comparaison), les rapports des études in vivo et in vitro sont dotés au départ d’un meilleur niveau de confiance (élevé) que ceux des études épidémiologiques (modéré). Les facteurs pouvant affecter dans un sens ou l’autre le niveau de confiance sont ensuite soigneusement passés en revue (en particulier : risque de biais [méthodologique et de publication], ampleur et précision des estimations, relation dose-réponse et cohérence entre populations ou modèles). À l’issue de ce processus upgrading/downgrading, le niveau de confiance initial peut être maintenu ou modifié.
Sélection et répartition des études
La consultation de trois bases bibliographiques (PubMed, Embase et Scopus) en mars 2015, puis en janvier 2016 pour une actualisation, a ramené 3 585 articles (en langue anglaise) dont 39 ont été conservés pour extraction et examen des données. Cette littérature comportait 13 études épidémiologiques, toutes prospectives (les études transversales ont été écartées en raison du potentiel de causalité inverse [influence de l’adiposité sur les taux circulants des composés lipophiles]), 19 études in vivo et sept études in vitro.
Après avoir évalué la pertinence de ces travaux pour répondre à leur question de recherche (« L’exposition au DDT favorise-t-elle l’obésité chez l’homme »), les auteurs ont constitué deux groupes. Le premier – matériel probant principal – réunissait sept études épidémiologiques ayant utilisé une mesure standardisée de l’indice de masse corporelle (z-score d’IMC), aptes à une méta-analyse quantitative (les six autres, trop hétérogènes en termes de métrique et de méthode d’analyse statistique ont dû être écartées), ainsi que deux études chez le rongeur ayant évalué les effets de l’exposition au p,p’-DDT sur l’adiposité. Le second groupe – matériel d’appui – rassemblait les données extraites du reste des études expérimentales éclairantes d’un point de vue mécanistique (endpoints concernant l’homéostasie métabolique et énergétique, incluant mesures des adipocytokines circulantes et des lipides hépatiques et sanguins).
Évaluation du corpus principal
Les sept études épidémiologiques rapportaient (sous forme de coefficient de régression ß) les effets de l’exposition au p,p’-DDE (prénatale six fois sur sept) sur le z-score d’IMC généralement mesuré entre les âges de 4 et 9 ans (plus tôt pour deux études ayant suivi la trajectoire pondérale de nourrissons jusqu’à l’âge de 30 mois, et plus tard [à 20 ans] pour celle ayant mesuré l’exposition dans l’enfance [entre 8 et 10 ans]). Elles avaient inclus entre 114 et 788 participants et les principaux facteurs de confusion potentiels étaient contrôlés (IMC, âge, tabagisme et niveau d’études maternels, parité, allaitement et un indicateur du statut socio-économique habituellement, autres variables [dont poids de naissance, activité physique, alimentation] plus rarement). Les concentrations sériques de p,p’-DDE avaient été déterminées selon des méthodes analytiques performantes (la plupart des études entraient dans le cadre de programmes de biosurveillance nationaux) et étaient très variables. La fourchette des concentrations était particulièrement large dans le sous-groupe des cinq études rapportant des valeurs ajustées sur les lipides sanguins (médiane allant de 1,1 ng/g dans une cohorte états-unienne à 2,7 μg/g dans une cohorte mexicaine). La méta-analyse aboutit à une association positive entre l’exposition et le z-score d’IMC : ß = 0,13 (IC95 : 0,01-0,25) par augmentation d’un log du niveau de p,p’-DDE. L’hétérogénéité est modérée (I2 = 39,5 %), et ni le test d’Egger ni la représentation en funnel plot n’indiquent d’effet « small-study » significatif (tendance à la surévaluation de l’effet dans les études de petite taille).
Le processus upgrading/downgrading ne modifie pas le niveau de confiance initial, qui demeure modéré. Il dégrade d’élevé à modéré celui accordé aux preuves d’effets du p,p’-DDT sur l’adiposité fournies par les deux études in vivo dont l’une présente un risque de biais important dans un domaine.
Jugement final
Le corpus de preuves secondaire soutient modérément la plausibilité biologique d’un effet obésogène du DDT. Considérant l’ensemble, les auteurs proposent de classer le p,p’-DDT et le p,p’-DDE dans la catégorie des agents obésogènes présumés, c’est à dire la troisième catégorie sur quatre (inclassable, suspecté, présumé et connu).
Des besoins de recherche sont identifiés dans plusieurs domaines. Les auteurs souhaitent plus d’études avec suivi du z-score d’IMC qui constitue un critère de jugement plus pertinent que l’IMC ou la prévalence de l’obésité ou du surpoids. Ils regrettent de n’avoir pas disposé d’assez d’études pour réaliser des méta-analyses stratifiées qui auraient pu être informatives (selon le sexe, la fenêtre d’exposition, l’âge de la mesure du z-score, l’ajustement des concentrations de DDE sur les lipides plasmatiques, etc.). Par ailleurs, ils préconisent une meilleure prise en compte des apports et dépenses énergétiques dans les futures investigations.
L’adiposité (plus appropriée que d’autres endpoints comme le poids) devrait être directement mesurée dans les études chez l’animal. L’expérimentation devrait s’efforcer d’explorer le rôle du système endocrinien (pour l’instant méconnu malgré une forte présomption d’implication) et de rechercher des perturbations de plusieurs axes (régulation glycémique, fonction thyroïdienne, voies oestrogénique et androgénique) pouvant être dues à l’exposition et favoriser un gain de masse grasse.
Publication analysée :
* Cano Sancho G1, Salmon AG, La Merrill MA. Association between exposure to p,p’-DDT and its metabolite p,p’-DDE with obesity: integrated systematic review and meta-analysis. Environ Health Perspect 2017 ; 125 : 096002. doi : 10.1289/EHP527
1 Department of Environmental Toxicology, University of California, Davis, États-Unis.