ANALYSE D'ARTICLE

Mortalité dans la cohorte française TRACY des travailleurs du cycle de l’uranium

Cette première analyse de la mortalité dans la jeune cohorte des travailleurs du cycle de l’uranium en France retrouve un effet « travailleur sain » qui s’exprime par un important déficit de mortalité générale. La reconstitution des expositions (radiologiques, chimiques et physiques) actuellement en cours permettra d’étudier les risques propres à la contamination interne à l’uranium en prenant en compte le contexte de multi-expositions.

This first analysis of mortality in a new cohort of French uranium cycle workers observed a healthy worker effect, as shown by a large all-cause mortality deficit. The current reconstruction of exposure data (radiological, chemical, and physical) will make it possible to study the risks specific to internal uranium contamination in individuals exposed to multiple agents.

Comparativement aux effets sanitaires d’une irradiation externe, les effets de l’incorporation de radioéléments émetteurs alpha sont mal connus. Elle contribue pourtant largement à la dose efficace collective, qui résulte notamment de l’exposition à des radionucléides naturels (comme le radon) ou à usage médical.

Dans l’objectif d’améliorer la radioprotection, les besoins de connaissances ne se limitent pas à la quantification du risque de cancer ; ils s’étendent à d’autres types d’impacts possibles d’une exposition interne chronique à faible dose. Dans le cas de l’uranium, qui est un métal lourd, la toxicité chimique doit être considérée en plus de la radiotoxicité. Des études expérimentales et chez des mineurs indiquant que les reins et le cerveau sont des organes cibles de l’uranium, l’exposition chronique pourrait avoir des effets sur les fonctions rénales, cognitives, mais aussi sur la reproduction ou d’autres fonctions. Les modèles actuellement utilisés (développés à partir de données épidémiologiques relatives à des situations d’exposition externe et de données expérimentales sur les effets biologiques des émetteurs alpha) ne peuvent remplacer l’observation épidémiologique directe pour caractériser tous les effets possibles d’une contamination interne à l’uranium. C’est pourquoi la cohorte TRACY (Travailleurs du cycle) a été créée en 2006 à l’initiative de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN).

 

Présentation

Cette nouvelle cohorte française est complémentaire de celles des mineurs d’uranium et des travailleurs du nucléaire, conçues pour étudier l’impact de l’exposition externe sur la mortalité. Elle inclut 12 649 agents statutaires d’AREVA ou du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) ayant travaillé pendant au moins 6 mois entre 1958 et 2006 dans une entreprise présente à une étape quelconque du cycle de l’uranium, en amont (production) ou en aval (traitement des déchets) de l’utilisation du combustible. Les données professionnelles individuelles (période d’emploi, affectation, activité) pour la période 1958-2006 ont été fournies par le département administratif de chaque établissement (site de Pierrelatte du CEA et neuf filiales du groupe AREVA) et les éventuels transferts d’une société à l’autre ont été pris en compte.

La cohorte TRACY est en grande majorité masculine (88 % d’hommes). L’âge moyen à l’embauche est de 30,3 ans et la durée moyenne de l’emploi est de 19 ans.

 

Analyse de la mortalité

La présente analyse s’appuie sur les données du Centre d’épidémiologie sur les causes de décès (CépiDC) de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), qui recueille des informations individuelles (certificat médical et bulletin d’État civil de décès) depuis 1968. En l’absence de registre antérieur, la période d’observation de la mortalité démarre donc 10 ans après le début du suivi professionnel. Si ce décalage n’a pas pu empêcher la détection d’un excès de mortalité dû à des maladies à longue période de latence (comme les cancers solides), il a pu avoir un impact pour des pathologies à développement plus rapide. Les auteurs reconnaissent par ailleurs que si les données de mortalité sont très informatives, elles ne permettent pas de capturer tout l’éventail possible des effets sanitaires de l’exposition à l’uranium, incluant d’éventuelles maladies rarement fatales. La troisième limite de cette analyse est la présence, dans la population de TRACY, de certains travailleurs non exposés. Le traitement des données d’exposition est en effet toujours en cours, l’objectif étant de reconstruire très précisément l’histoire individuelle des expositions professionnelles, à toute source éventuelle de rayonnements ionisants, mais aussi à des agents chimiques (en particulier cancérogènes, mutagènes ou reprotoxiques) et à des contraintes physiques (bruit, chaleur, rythme de travail). Cette tâche achevée, il sera possible d’identifier les sujets non exposés à l’uranium, qui pourront constituer un groupe de référence interne pour examiner les associations entre l’exposition et la mortalité.

 

Résultats préliminaires

La mortalité a été suivie jusqu’au 31 décembre 2008 (durée moyenne : 27 ans). À cette date, 82,1 % des membres de la cohorte étaient toujours en vie, 16,8 % étaient décédés (cause identifiée dans 99 % des cas) et seulement 1,1 % avaient été perdus de vue.

La comparaison avec la population nationale (données CépiDC) montre un large déficit de mortalité toutes causes, plus marqué pour les décès non liés à des cancers. Le rapport des taux de mortalité standardisés (TMS, stratification sur le sexe, l’âge et la période calendaire) est ainsi de 0,65 (IC95 : 0,62-0,68) pour la mortalité générale, de 0,58 (0,55-0,62) pour les affections non cancéreuses (en particulier TMS = 0,51 [0,41-0,63] pour les maladies respiratoires, 0,68 [0,62-0,74] pour les maladies circulatoires et 0,66 [0,39-1,06] pour les maladies rénales) et de 0,76 (0,71-0,81) pour tous les cancers. La sous-mortalité par cancer lié au tabagisme est particulièrement importante (TMS = 0,68 [0,62-0,75]). Ces résultats sont en partie dus à l’effet « travailleur sain » (lié à une sélection à l’embauche, à une surveillance médicale particulière et à d’autres facteurs), classiquement rencontré dans les cohortes professionnelles incluant celles de travailleurs du nucléaire. Une analyse en fonction de la durée de l’emploi montre que le risque de mortalité par cancer rejoint progressivement celui de la population générale après la cessation d’activité et ne s’en différencie plus quand le travailleur a quitté l’entreprise depuis au moins 20 ans (TMS = 0,89 [0,79-1,02]), tandis qu’un déficit significatif de mortalité par maladies respiratoires ou circulatoires persiste (TMS respectivement égaux à 0,58 [0,4-0,81] et 0,72 [0,61-0,84]).

L’analyse par type de cancer montre un doublement de la mortalité par mésothéliome pleural (TMS = 2,04 [1,19-3,27], à partir de 17 cas). Ce résultat est à considérer en tenant compte d’incertitudes diagnostiques et déclaratives jusqu’à l’introduction des critères de la dixième version de la Classification internationale des maladies (CIM-10) en 2000. Les preuves d’une association entre l’exposition aux rayonnements ionisants et le mésothéliome sont faibles ; en revanche l’exposition à l’amiante est survenue dans les entreprises participant à TRACY, comme dans d’autres où certains travailleurs ont pu être employés avant de rejoindre l’industrie du combustible nucléaire. Par ailleurs, des excès de mortalité non significatifs sont observés pour le cancer du pancréas (TMS = 1,05 [0,79-1,38]), le mélanome (1,60 [0,90-2,64]), le cancer du sein (1,32 [0,81-2,04], 20 cas féminins uniquement), les tumeurs malignes du cerveau et du système nerveux central (1,36 [0,93-1,91]), la leucémie lymphoïde chronique (1,28 [0,55-2,52]), la leucémie myéloïde (1,06 [0,59-1,74]) et le myélome multiple (1,29 [0,77-2,05]).

 

Laurence Nicolle-Mir

 

Publication analysée :

Samson E, Piot I, Zhivin S, et al. Cancer and non-cancer mortality among French uranium cycle workers: the TRACY cohort. BMJ Open 2016; 6: e0103016.

Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN), Laboratoire d’épidémiologie des rayonnements ionisants, Fontenay aux Roses, France.

doi: 10.1136/bmjopen-2015-0103016