ANALYSE D'ARTICLE

Mortalité des travailleurs du complexe nucléaire russe Mayak : analyse des données 1998-2010

Cette étude descriptive de la mortalité, notamment par cancer, dans la cohorte des travailleurs du complexe nucléaire Mayak, ne dégage pas « d’effet irradiation » évident. Les auteurs soulignent la nécessité d’interpréter leurs résultats en tenant compte du contexte social et sanitaire particulier à la cohorte au sein de la population russe.

This descriptive study of mortality, particularly from cancer, in the Mayak nuclear workers cohort observed no obvious “irradiation effect”. The authors stress the need to interpret their results in light of the social and health context specific to the cohort within the Russian population.

Le premier site de production de plutonium militaire dont l’ex-URSS s’est doté (le complexe Mayak réunissant une usine radiochimique, plusieurs réacteurs plutonigènes et une installation de retraitement) a été construit en secret dans le sud de l’Oural à partir de 1945 pour entrer en fonction en 1948. Parallèlement, la ville close d’Ozersk a été créée à quelques kilomètres de distance pour accueillir les employés de Mayak (dont un quart de femmes) ainsi que leurs familles, dans de bien meilleures conditions de vie qu’ailleurs (salaires, logements, disponibilité et qualité de la nourriture, accès aux soins, etc.).

Ozersk comptait environ 81 000 personnes en 2013. Son registre des causes de décès a été établi en 1988 par l’Institut de biophysique du sud de l’Oural, qui a rassemblé les certifi cats de décès antérieurs pour reconstituer une base de données quasiment complète. Les travailleurs ont été suivis médicalement et une autopsie a été pratiquée pour confi rmer la cause de leurs décès dans 80 % des cas avant 1990, 25 % des cas au cours de la décennie 1990-2000 et dans 50 % des cas depuis. Le taux de confi rmation histologique des cancers ayant entraîné le décès est de 80 %. Par ailleurs, une surveillance radiologique des travailleurs avait été mise en place dès le début. La reconstitution historique de leur irradiation montre que la très forte exposition externe initiale a graduellement baissé avec l’amélioration de la radioprotection : la dose moyenne annuelle qui pouvait dépasser 200 mGy jusqu’en 1953 n’excèdait pas 5 mGy au cours des vingt dernières années.

La cohorte des travailleurs du complexe Mayak a déjà fait l’objet de quelques études qui ont notamment décrit la mortalité par cancers du poumon, du foie et des os (principaux sites de dépôt du plutonium). Cette nouvelle analyse a inclus les 8 677 décès survenus entre 1998 et 2010 chez des habitants d’Ozersk âgés de 18 à 74 ans, dont les causes ont été codées selon la nomenclature de la neuvième version de la classifi cation internationale des maladies (CIM-9). La mortalité des travailleurs de Mayak a été comparée, d’une part à celle des autres résidents d’Ozersk, d’autre part à la mortalité nationale au cours de la même période récente. L’article décrit également la tendance évolutive à long terme des taux de mortalité (période 1973-2010 : 18 232 décès enregistrés dans la ville d’Ozersk).

 

Aperçu général

Entre 1998 et 2010, la mortalité toutes causes confondues a été plus basse dans la population des travailleurs de Mayak que dans le reste de la population d’Ozersk (rapport des taux de mortalité standardisés selon l’âge [SRR] = 0,77 [IC95 : 0,73-0,81] pour les hommes et 0,74 [IC95 : 0,66-0,83] pour les femmes). La sous-mortalité des travailleurs est plus marquée par comparaison avec la population nationale : SRR = 0,66 (0,63-0,69) pour les hommes et 0,60 (0,54-0,67) pour les femmes. Ces résultats s’expliquent en grande partie par des différences concernant la première cause de décès dans la cohorte (groupe des maladies de l’appareil circulatoire) ainsi que la troisième (blessures et empoisonnements). À cet égard, le très faible taux de mortalité observé chez les travailleurs de Mayak par rapport à la population générale (SRR = 0,56 [0,49-0,63] pour les hommes et 0,32 [0,20-0,51] pour les femmes) pourrait être lié au fait que la cohorte, socialement favorisée et isolée, est relativement épargnée par le fléau de l’alcoolisme, à l’origine de morts violentes prématurées, notamment par comas éthyliques et accidents de la route. La diminution de l’espérance de vie des hommes entre 1987 et 1994 et l’impact des campagnes contre l’alcoolisme sur la mortalité cardiovasculaire et par blessures et empoisonnements ont été moindres à Ozersk (et particulièrement chez les employés de Mayak) que dans le reste de la Russie. La même hypothèse d’une relative protection des résidents d’Ozersk, et en particulier des travailleurs de Mayak, peut être faite pour le tabagisme, auquel ont été attribués 30 % des décès masculins et 5 % des décès féminins survenus entre 1980 et 2010 chez des citoyens russes âgés de 40 à 79 ans.

 

Mortalité par cancer

L’analyse ne montre pas de différence statistique entre la mortalité par cancer (deuxième cause de décès) dans la cohorte et chez les autres résidents d’Ozersk (SRR = 0,89 [0,78-1,01] pour les hommes et 0,96 [0,78-1,17] pour les femmes). La comparaison à la population nationale met en évidence une sous-mortalité chez les hommes uniquement (SRR = 0,86 [0,78-0,95] versus 1,01 [0,83-1,22] chez les femmes).

Toutes les localisations de cancers ont été examinées. Des taux de mortalité plus élevés chez les employés de Mayak que dans le reste de la population d’Ozersk sont observés pour le groupe des cancers des os, de la peau et du tissu conjonctif (SRR = 1,25 [0,59-2,67]) et celui des sites « non spécifiés ou autres » (SRR = 1,53 [0,92- 2,55]) chez les hommes, et pour les cancers du foie (SRR = 1,92 [0,57-6,46]), du rectum (SRR = 1,44 [0,66-3,16]), du poumon (SRR = 1,61 [0,79-3,28]), de la sphère génito-urinaire (SRR = 1,13 [0,73-1,74]) ainsi que pour le myélome multiple (SRR = 1,44 [0,41-4,99]) chez les femmes. Pour certains sites, la mortalité est moins élevée dans la cohorte, avec des différences significatives chez les hommes pour la leucémie (SRR = 0,38 [0,15-0,96]) et le groupe des cancers des lèvres, de la bouche et du pharynx (SRR = 0,43 [0,23-0,80]).

L’analyse par comparaison à la population nationale retrouve un excès de risque de décès par myélome multiple chez les femmes, qui est alors significatif (SRR = 3,36 [1,10-10,25]), et indique une surmortalité par cancer rectal chez les hommes (SRR = 1,46 [1,04-2,06]). Dans ce sexe, la sous-mortalité par cancers des lèvres, de la bouche et du pharynx (SRR = 0,54 [0,32- 0,96]), cancers du foie (SRR = 0,19 [0,06- 0,58]) et du poumon (SRR = 0,77 [0,64-0,91]) soutient l’hypothèse d’une moindre intoxication alcoolo-tabagique des travailleurs de Mayak. D’une manière générale, cette cohorte se distingue probablement de la population générale par un mode de vie plus sain. L’accès au dépistage, à des soins de qualité et l’effet « travailleur sain » peuvent aussi contribuer aux résultats obtenus. Les auteurs en relèvent deux difficiles à interpréter. Le premier est l’écart de mortalité par cancers d’origine non déterminée entre les travailleurs de Mayak et le reste de la population d’Ozersk, qui pourrait être lié à des pratiques différentes dans les deux populations (autopsies, critères pour l’enregistrement des causes de décès). Le second est la divergence entre les travailleurs et la population générale en ce qui concerne la mortalité par myélome multiple (excès de risque significatif chez les femmes seulement, mais SRR augmenté chez les hommes également : 1,86 [0,77-4,47]), associée à la tendance inverse pour la leucémie (SRR = 0,52 [0,23-1,17] chez les hommes et 0,46 [0,10-2,01] chez les femmes), au sein de taux de décès par hémopathie maligne comparables entre les deux populations.

L’examen des tendances évolutives à long terme (concernant la mortalité toutes causes, par cancer, de cause cardiovasculaire, par blessures et empoisonnements, et la mortalité due à d’autres causes) montre que la tendance dans la cohorte suit les tendances observées dans le reste de la population d’Ozersk ainsi qu’au plan national. Les mouvements « abrupts » à la hausse ou à la baisse parfois décrits à l’échelle nationale sont généralement atténués dans la cohorte.

 

Laurence Nicolle-Mir

 

Publication analysée :

Deltour I, Tretyakov F, Tsareva Y, Azizova T, Schüz J. Mortality of populations potentially exposed to ionising radiations, 1953-2010, in the closed city of Ozyorsk, Southern Urals: a descriptive study. Environ Health 2015; 14: 91.

Section of environment and radiation, International Agency for Research on Cancer (IARC), Lyon, France.

doi: 10.1186/s12940-015-0078-8