Synthèse publiée le : 13/05/2019

Synthèse : Les mécanismes d’action des polluants, un élément de l’évaluation des risques environnementaux ?

La toxicologie prédictive est devenue au cours des vingt dernières années un élément essentiel de l’évaluation des risques des produits chimiques auxquels nous sommes quotidiennement exposés, seuls mais le plus souvent en mélange. Elle repose sur un concept qui s’est développé au début du xxie siècle, porté par les avancées considérables de la biologie cellulaire et moléculaire : la compréhension du mécanisme d’action biologique d’un produit chimique, auquel l’homme et son environnement sont exposés, est nécessaire pour prédire ses effets adverses et peut-être utilisée pour l’évaluation du danger et des risques de nouvelles molécules qui lui sont apparentées.

 

Qu’est-ce qu’un mécanisme d’action toxique ?

La toxicité d’un agent chimique ou physique est toujours la résultante d’interactions fortes ou faibles avec les molécules du vivant, c'est-à-dire les protéines, les acides nucléiques, les lipides, les sucres et d’autres molécules de petite taille, conduisant à leur modification voire leur inactivation. Le produit chimique qui peut être un xénobiotique[1], ou un de ses dérivés après transformation dans l’organisme, réagit avec une ou plusieurs des molécules biologiques et cette interaction chimique va être à l’origine des réponses biologiques qui peuvent être très complexes [1].

Les toxicologues ont répertorié différents types de mécanismes de toxicité. Pour les polluants dont on connaît le mieux les mécanismes d’action, il existe une cible moléculaire principale dont l’altération est responsable directement des effets toxiques observés. Par exemple les composés génotoxiques peuvent entraîner des mutations de l’ADN et sont associés à un plus grand risque de cancer. D’autres mécanismes impliquent la perturbation d’une fonction physiologique de l’organisme à l’origine de la toxicité. Une bonne illustration en est donnée par les perturbateurs endocriniens qui exercent leur toxicité de manière subtile, souvent à des doses faibles, et sur un temps assez long, en provoquant un dérèglement hormonal aux conséquences pléiotropes.[2]

Les réactions entre des polluants et leurs cibles moléculaires peuvent être fortes et irréversibles, conduisant à la formation de liaisons chimiques stables très difficiles ou impossibles à défaire. C’est ce qui se passe quand un agent chimique se fixe de façon irréversible sur la molécule d’acide désoxyribonucléique (ADN) porteuse de l’information génétique dans les chromosomes du noyau cellulaire. Cette fixation, si elle n’est pas réparée en coupant la zone lésée et en reconstituant le brin d’ADN à l’identique, conduit à une mutation, c'est-à-dire une erreur dans le message porté par le gène. Elle peut ensuite être à l’origine de graves dysfonctionnements cellulaires responsables de pathologies comme les cancers. Des interactions fortes peuvent aussi se produire sur des protéines en perturbant voire en détruisant leur organisation spatiale qui est nécessaire à leur bon fonctionnement. Si ces interactions entre protéines et contaminant chimique semblent à première vue moins graves que celles qui interviennent sur la molécule d’ADN, elles peuvent cependant conduire à de très graves lésions des tissus et organes touchés. Ce sont elles qui sont souvent à l’origine des intoxications aiguës pouvant être mortelles quand elles touchent aux fonctions vitales de l’organisme.

Une autre forme d’interaction forte est celle qui apparaît quand l’agent chimique ou physique, en présence de l’oxygène de l’air ou au cours de son processus de transformation dans l’organisme produit des « radicaux libres »[3]. Certains polluants de l’environnement, par exemple l’ozone atmosphérique, les métaux de transition comme le fer, des fibres comme l’amiante, mais aussi les radiations ionisantes, rayons X, UV, peuvent produire au contact de l’oxygène dissous dans les fluides biologiques ces radicaux libres très instables donc très réactifs. Les réactions avec des structures de la cellule, en particulier les lipides des membranes cellulaires, les protéines et les acides nucléiques, entraînent des dégâts souvent irréversibles. L’organisme a des systèmes de protection contre ces radicaux, mais ceux-ci peuvent être débordés conduisant à des effets délétères, par exemple, le vieillissement de la peau sous l’effet des UV. On considère actuellement qu’ils sont impliqués dans de nombreuses pathologies comme des maladies respiratoires, des cancers, des maladies cardiaques, des maladies neurodégénératives comme la maladie d'Alzheimer.

Un autre type d’interaction concerne les interactions faibles entre un agent chimique et une molécule du vivant. La molécule biologique n’est pas modifiée de manière irréversible mais son fonctionnement est plus ou moins fortement perturbé. C’est ce qui se passe dans la perturbation endocrinienne où le xénobiotique interagit avec un récepteur hormonal en modifiant la réponse physiologique. L’interaction faible est également à l’origine de l’inhibition de nombreuses enzymes, par exemple les insecticides organophosphorés agissent en inhibant l’activité d’une enzyme essentielle au bon fonctionnement du système nerveux.

Ce panorama très simplifié des mécanismes d’action des agents toxiques montre cependant leur complexité et la difficulté de comprendre leurs effets, en particulier quand ils agissent simultanément, ce qui est le cas général des expositions environnementales. C’est à partir de la compréhension de ces mécanismes au cours des dernières décennies que l’approche AOP (Adverse Outcome Pathway - ou "Chemin de l'effet adverse") s’est développée.

 

L’approche AOP s’introduit progressivement dans l’évaluation des risques

Plusieurs articles récents à destination de la communauté des toxicologues et des évaluateurs de risques dans les agences nationales et internationales ont expliqué la démarche qui conduisait à la proposition d’un AOP ainsi que le domaine où cette démarche était la plus prometteuse pour concourir à l’évaluation des risques environnementaux.

L’article de Vinken et al. [2] vise à expliquer de façon didactique et concise cette démarche complexe. Il rappelle que cette approche s’est développée dès 2007 avec la publication du rapport du « National Research Concil » américain sur la vision de la toxicologie au xxie siècle [3]. Un AOP est une construction conceptuelle qui prend en compte les connaissances existantes entre un événement moléculaire primaire, par exemple la liaison entre un xénobiotique et une molécule biologique, et la cascade d’événements qui en résulte jusqu’à l’effet adverse final. En 2014, l’OCDE a développé un programme pour la création d’une base de données (AOP-KD) comportant cinq modules [4]. Le plus actif est le AOP Wiki [5] qui fournit actuellement en open source les développements actuels sur les AOP et facilite les développements collaboratifs.

Chaque AOP doit comprendre deux modules fondamentaux, le premier concerne les étapes clés (key events ou KE) et le second doit établir les relations entre ces événements (key events relationships KER). Un KE doit correspondre à un événement mesurable, conséquence de l’interaction entre le xénobiotique et la cible biologique (Molecular Initiating Event, MIE) qui conduit directement ou indirectement à l’effet adverse.

Dans cette démarche il est donc important de déterminer l’étape initiale (MIE), qui peut être par exemple la liaison covalente avec une protéine ou la fixation sur un récepteur, et l’effet adverse (AO) qui se situe au niveau d’un tissu, d’un organe ou d’un organisme. Les étapes clés (KE) doivent être reliées entre elles de façon plausible afin d’établir une chaîne de causalité entre l’événement moléculaire initial et l’effet adverse final. Cette chaîne peut intégrer des données allant des interactions moléculaires jusqu’à l’organisme, voire la population.

L’approche AOP est développée spécifiquement comme un des outils d’aide à la décision dans le domaine réglementaire afin d’intégrer les nouvelles données, en particulier celles qui sont fournies par le « screening » haut débit, les données d’exposition, les données humaines et celles qui proviennent des méthodes alternatives, in vitro et in silico.

Un autre intérêt des AOP est le regroupement de catégories de produits chimiques basées sur les réponses biologiques associées aux évaluations de structure-activité (QSAR). Quand les catégories chimiques seront bien établies, elles devraient permettre de prévoir la toxicité potentielle d’une nouvelle molécule apparentée selon les techniques dites de « read across »

Enfin l’AOP peut faciliter la priorisation de molécules chimiques dans le cadre de l’évaluation de risque en l’établissant selon des critères précis en fonction des réponses biologiques potentielles.

 

Quels sont les domaines où les AOP se développent ?

Pour qu’une proposition d’AOP soit formulée, il faut suffisamment de données expérimentales solides. L’article de Vinken et al. [2] propose deux exemples qui illustrent bien ces contraintes mais aussi l’intérêt de cette approche.

Le premier concerne la sensibilisation cutanée. Celle-ci, qui peut être induite par des molécules de propriétés physico-chimiques très différentes, est à l’origine de pathologies cutanées comme l’allergie de contact. On considère qu’elle représente 10 à 15 % des maladies professionnelles dans le monde. Si on considère que de telles molécules se trouvent dans des détergents, des conservateurs des parfums, des produits d’hygiène corporels, on comprend l’importance de développer de nouvelles approches. De plus, les tests sur l’animal sont interdits à l’industrie cosmétique de sorte que le développement d’AOP a été très actif dans le domaine de la sensibilisation cutanée [5, 6]. D’ailleurs l’approche AOP joue un rôle important dans la mise en œuvre des 3R comme une alternative à l’expérimentation animale en réduisant de façon importante les tests sur l’animal [7].

Le second est donné dans le champ de l’évaluation des perturbateurs endocriniens (PE) sur les poissons, les tests développés et les AOP proposées pouvant d’ailleurs servir de base à une évaluation plus large des effets PE et leur classement ultérieur. Un nombre important d’AOP sont en développement actuellement. La majorité concerne les agonistes ou antagonistes des récepteurs aux œstrogènes ou androgènes. Cependant, des recherches se développent également pour proposer des AOP permettant de déterminer une perturbation des hormones thyroïdiennes.

Le champ des AOP concernant la perturbation endocrinienne ne se réduit pas aux tests sur le poisson. Le « U.S. EPA’s Endocrine Disruptor Screening Program (EDSP) » préconise l’utilisation large des AOP pour l’évaluation d’effets potentiels sur les voies de signalisation des hormones sexuelles et thyroïdiennes [8]. Les chercheurs de ce programme considèrent que cette approche pourrait faciliter l’évaluation de l’activité PE (« weight of evidence »), d’identifier les manques de données, et de proposer des stratégies d’évaluation [8].

 

Quels sont les avantages et les limites des AOP ?

L’OCDE a fourni en 2013 un guide pour le développement des AOP [9] dont les arguments ont été repris récemment [10]. Les domaines d’application et les limites sont clairement spécifiés :

  • Si l’interaction initiale (MIE) doit être clairement spécifiée entre le xénobiotique et une molécule du vivant, il ne doit pas avoir ensuite d’autres interactions dans la cascade (KE) ni dans les effets finaux (AO).
  • Si on souhaite que l‘AOP soit utilisable dans l’évaluation de risque, celui-ci doit être clair, facile à comprendre, et applicable facilement. Il arrive fréquemment que des événements communs se retrouvent dans plusieurs AOP.
  • Les réseaux d’AOP représentent des unités fonctionnelles qui peuvent relier différents AOP concernant différents xénobiotiques. Ces AOP interfèrent entre euxpar l’intermédiaire d’événements KE communs.

Il est donc nécessaire qu’une évaluation de la qualité et de la performance de l’AOP soit réalisée avant qu’il soit considéré comme acceptable. Un processus de validation est donc indispensable avant de pouvoir introduire une AOP dans un processus d’évaluation de risque.

 

Conclusion

Les AOP basées sur la compréhension des mécanismes d’action des xénobiotiques constituent un outil très performant qui évite, en particulier, un recours excessif aux tests in vivo. Un autre avantage est de pouvoir regrouper des groupes chimiques qui ont en commun un même type d’interaction initiale avec les molécules biologiques (MIE). La question difficile de l’évaluation des mélanges devrait pouvoir progresser grâce à l’utilisation des réseaux d’AOP. Cependant, une difficulté est la quantification car la grande majorité des AOP donne des informations qualitatives. Ceci ne doit pas empêcher de les utiliser, avec d’autres données quantitatives comme les mesures d’exposition, les marqueurs biologiques ainsi que les données des tests réglementaires. Dans l’évaluation de risque, ils pourront fournir des explications causales bien souvent manquantes.

 

Liens d'intérêt

L'auteur déclare n'avoir aucun lien d'intérêt en rapport avec le texte publié.

 

Bibliographie

[1] Marano F, Barouki R, Zmirou D. Toxique ? Santé et environnement : de l’alerte à la décision. Paris, Buchet Chastel, 2015.

[2] Vinken M, Knapen D, Vergauwen L, Hengstler J.G, Angrish M, Whelan M. Adverse outcome pathways: a concise introduction for toxicologists, Arch Toxicol. 2017 ; 91 : 3697-3707.

[3] NRC. Toxicity testing in the 21th century : a vision and a strategy. The National Academic Press ; Washington DC, USA : 207.

[4] http://aopkb.org

[5] http://aopwiki.org

[6] Wang C.C, Lin Y.C, Wang S.S, Shih C, Lin Y.H and Tung C.W. SkinSensDB : a current database for skin sensitization assays . J. cheminform,2017,9:5.

[7] Burden N, Sewell F, Andersen M.E, Boodis A, Chipman J.K, Cronin M.T.D, Hutchinson T.H, Kimber I and Whelan M, 2015, J.Appl Toxicol 35 :971-975.

[8] Browne P, Noyes P.D, Casey W.M and Dix D.J, Application of Adverse Outcome Pathways to US EPA’s endocrine disruptor screening program. 2017, https://doi.org/10.1289/EHP1304

[9] OCDE, Guidance document on developing and assessing adverse outcome pathways. Paris 2013, 9-20.

[10] Jeong J and Choi J, Use of adverse outcome pathways in chemical toxicity testing: potential advantages and limitations. Environmental Health and Toxicology, 2018, 33 : 1-6.

 

Notes

[1] La définition simple d’un xénobiotique est celle d’une molécule étrangère à l’organisme de petit poids moléculaire (soit inférieure à 1000 Da). Si une restriction de taille a été introduite, c’est parce que l’organisme possède un mécanisme de réponse très sophistiqué aux molécules de grande taille dans le cadre de l’immunité.

[2] Des conséquences qui déterminent un certain nombre d’effets différents à partir d’une même perturbation.

[3] Un radical libre est une espèce chimique (molécule ou atome) qui possède un électron célibataire, donc non apparié, ce qui la rend très instable et lui donne une grande réactivité vis à vis des molécules voisines.