ANALYSE D'ARTICLE

Bisphénols S et F : revue des études expérimentales

Les bisphénols S et F représentent-ils des alternatives sûres au bisphénol A ? Non, leurs toxicités sont comparables, d’après cette analyse de la littérature limitée dont ils ont fait l’objet.

Are bisphenol S and F safe substitutes for bisphenol A? This review of the limited literature on the subject finds that they have similar toxicity profiles.

A défaut d’être dépourvus de toute toxicité, les produits de substitution utilisés pour remplacer une substance préoccupante devraient être, au minimum, beaucoup moins dangereux qu’elle pour pouvoir être désignés comme des « alternatives sûres ». Encore faudrait-il que leur toxicité ait été évaluée. Ce qui n’est pas le cas du bisphénol S (BPS) ni du bisphénol F (BPF), deux des produits vers lesquels les industriels se sont tournés pour remplacer le bisphénol A (BPA), pressés de répondre aux inquiétudes des consommateurs, ou sommés de se conformer à la loi dans les pays qui l’ont rapidement interdit après l’alerte des scientifiques.

Aux États-Unis, d’où provient cet article, les bisphénols S et F sont utilisés pour diverses applications industrielles comme la fabrication de résines époxy et de revêtements très résistants pour les canalisations, les récipients et les sols industriels. Ils entrent également dans la composition de nombreux produits de grande consommation : laques, vernis, adhésifs,plastiques, papier thermique, emballages alimentaires, produits de soins, cosmétiques, etc. Dans une enquête en population générale (100 adultes non exposés professionnellement), publiée en 2012, le BPF était détecté dans 55 % des échantillons d’urine à des niveaux de concentration allant jusqu’à 212 ng/mL et le BPS était retrouvé chez 78 % des participants à une concentration maximale de 12,3 ng/mL. En comparaison, le niveau du BPA, présent dans 95 % des échantillons d’urine, atteignait 37,7 ng/mL.

Les bisphénols S et F pourraient induire les mêmes effets dans l’organisme que le BPA pour la simple raison que ce sont des analogues structuraux. Dans l’objectif de caractériser leurs effets, en particulier leurs activités hormonales, 32 études expérimentales ont été passées en revue, dont 25 études in vitro et sept études in vivo extraites d’une recherche dans les bases de données PubMed et Web of Science (articles publiés jusqu’en juin 2014).

 

Méthode

Les auteurs ont suivi le protocole de l’Office of Health Assessment and Translation (OHAT) mis en place par le National Toxicology Program (NTP) et le National Institute of Environmental Health Sciences (NIEHS). La qualité méthodologique des sept études in vivo sélectionnées (trois concernant le BPF, deux le PBS et deux ayant testé les deux bisphénols) était élevée ou moyenne, sur la base d’une grille d’évaluation du risque de biais comportant 14 items. Les études in vitro (neuf sur le BPF, huit sur le PBS et 10 sur les deux bisphénols) ont été, pour leur part, jugées en termes de capacité à soutenir et éclairer les observations chez l’animal.

 

Synthèse des études

Les deux études in vivo (daphnie et rat) ayant évalué les effets du BPF et du BPS montrent qu’ils développent tous deux une activité œstrogénique, qui se traduit, chez des rates exposées en période postnatale, par l’induction de la croissance de l’utérus avant l’âge de la maturation sexuelle. Une seconde étude de ce type est disponible pour le BPF. Pour chacun des deux bisphénols, les données de 12 études in vitro soutiennent fortement la plausibilité biologique d’un effet œstrogénique. Leur potentiel d’activité est du même ordre que celui du BPA selon les données des 17 études où les trois bisphénols ont été testés simultanément : le BPF serait aussi puissant que le BPA (en moyenne, le rapport BFF sur BPA est de 1,07 ± 1,20) alors que l’activité du BPS serait légèrement plus faible (rapport BPS/BPA = 0,32 ± 0,28).

Deux études chez le poisson zèbre indiquent que le BPS affecte le poids des gonades ainsi que la production d’hormones sexuelles mâles et femelles, et perturbe la reproduction (diminution de la quantité d’œufs produite, éclosion retardée, augmentation des malformations embryonnaires, déséquilibre du sexe ratio en faveur des femelles). Les deux dernières études, chez le rat, montrent que le BPF augmente le poids des testicules pour l’une, et celui des glandes de Cowper pour l’autre, le résultat de sa co-administration avec du propionate de testostérone suggérant un effet androgénique synergique. Par ailleurs, dans l’une des deux études, différents paramètres biologiques sont perturbés, dont les niveaux d’hormones thyroïdiennes, de glucose et de cholestérol.

L’apport des études in vitro est modéré en ce qui concerne les activités androgéniques, anti-androgéniques et anti-œstrogénique des deux bisphénols, qui se manifestent dans des fourchettes de doses comparables à celles du BPA, comme pour l’activité sur le récepteur nucléaire AhR (aryl hydrocarbon receptor) et la voie de signalisation de l’adiponectine. D’une manière générale, le BPS semble un peu moins puissant que le BPF, ce qui ne signifie pas qu’il pourrait être plus sûr, la notion de seuil d’activité étant discutable pour un perturbateur endocrinien dont l’effet peut varier en fonction, notamment, du stade de développement de l’individu.

 

Commentaires

De Charybde en… Charybde

Trouver la bonne alternative à une substance potentiellement toxique est une des questions les plus pressantes en toxicologie chimique. Elle n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire. En effet, la mise en évidence de la toxicité d’une substance comme le BPA a été un processus long et assez fastidieux. Les effets sont observés à des doses faibles avec des courbes dose-réponse non monotones. Ils sont parfois subtils et, si l’on a une assez bonne idée des cibles toxiques, les mécanismes d’action notamment à dose faible sont multiples et pas nécessairement évidents. L’industriel va se tourner logiquement vers des substances de la même famille avec l’espoir qu’elles auront les mêmes propriétés mais pas la même toxicité. Ce n’est gagné ni dans un cas ni dans l’autre. Sur le plan de la toxicité, il y a en effet un risque que des molécules proches manifestent un profil de toxicité proche, même si ce n’est pas une règle générale. Par ailleurs, le faible nombre d’études sur les substituants (BPS et BPF dans ce cas) est trompeur et peut donner l’impression d’une moindre toxicité, alors qu’avec la progression des travaux, on se rend compte que ce n’est sans doute pas le cas. Dans le cas particulier de substances dont la toxicité a été mise en évidence, non pas grâce à des tests réglementaires, mais grâce à des travaux de recherche académique, la vérification de l’innocuité des substituants par des tests traditionnels peut s’avérer infructueuse. Il est souhaitable qu’un consensus s’établisse sur les tests nécessaires a minima avant d’utiliser un substituant donné.

Robert Barouki

 

Conclusion

Par rapport à l’abondante littérature consacrée au BPA (qui inclut près de 100 études chez l’homme), celle relative au BPF et au BPS est très restreinte. Les études sur leurs métabolismes et leurs distributions dans l’organisme ainsi que l’activité de leurs métabolites sont inexistantes. Néanmoins, les quelques données disponibles indiquent que ces bisphénols sont aussi actifs que le BPA et pourraient poser les mêmes problèmes sanitaires.

Les efforts doivent se concentrer sur la recherche de substances de remplacement qui ne présentent pas les activités biologiques et hormonales du BPA. Concernant l’évaluation de la sécurité des substances entrant dans la composition de produits pour le grand public, il serait prudent de considérer une famille chimique dans son ensemble plutôt que certains de ses représentants individuellement.

 

Laurence Nicolle-Mir

 

Publication analysée :

Rochester J, Bolden A. Bisphenol S and F: a systematic review and comparison of the hormonal activity of bisphenol A substitutes. Environ Health Perspect 2015; 123: 643-8.

The Endocrine Disruption Exchange (TEDX), Paonia, États-Unis.

doi: 10.1289/ehp.14084989 1