Pathologies

Santé mentale

YearBook 2021

Luc Magnenat

Psychiatre
Genève, Suisse

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Synthèse publiée le : 12/06/2021

SYNTHÈSE :
Enfants de la biosphère,
exilés de l'anthropocène
Santé mentale et crise environnementale

L’auteur aborde selon une perspective psychanalytique le fait que la santé mentale est aujourd’hui mise sous pression par la crise environnementale, dont la pandémie de coronavirus est une manifestation. Les citoyens sont également inconsciemment traumatisés par la blessure morale de se sentir trahi par des modes de gouvernance qui idéalisent un consumérisme indécent et dissimulent la vérité de la crise environnementale, qui parlent de transition énergétique mais n’agissent pas de façon décisive, qui contraignent le citoyen à vivre dans un monde qui est au-delà de la décence ordinaire et de toute bienveillance envers les autres espèces vivantes. Face à ces pressions, chacun craque selon les lignes de failles psychiques qui lui sont propres.

La psychanalyse est experte dans la prise de conscience des conflits psychiques humains inconscients, individuels et collectifs : les conflits entre l’amour et la haine ; entre notre vie émotionnelle, pulsionnellebrute et notre conscience morale individuelle ou nos  modes de gouvernance ; entre une partie scientifique de notre personnalité et de nos sociétés qui aspire à connaître la vérité de la réalité et une autre partie, folle, de notre personnalité et de nos sociétés qui ne vise qu’à méconnaître la vérité de la réalité, et qui sécrète de la fake science et des fake news. Toutefois, aujourd’hui, la psychanalyse découvre que le conflit décisif pour l’avenir de l’humanité se joue dans l’impensé, ou dans l’insuffisamment pensé de notre rapport à notre environnement [1-3].


La pandémie du coronavirus ainsi qu’un dérèglement climatique devenu perceptible par chacun font éclater la bulle de déni de la crise environnementale dans laquelle nous étions enfermés. Nous prenons brutalement conscience d’un nouveau paradigme : la fragilité a changé de camp [4]. Ce n’est plus l’homme qui est vulnérable aux forces de ce que la Modernité appelait la Nature, mais les écosystèmes auxquels nous devons la vie qui sont vulnérables aux forces prométhéennes de l’homme. À la destructivité qui se déploie dans notre vie psychique fait écho celle qui se déploie dans la culture, et celle que nos cultures exercent sur la nature. L’évolution par la sélection naturelle a précédé l’histoire humaine, mais l’histoire humaine semble aujourd’hui gouverner l’évolution ; en adaptant son milieu à ses besoins, l’humanité semble échapper aux pressions évolutives des modifications des milieux.
La pandémie du coronavirus diffère sur un point capital des épidémies, telles que les pestes, qui de tous temps ont frappé l’humanité : cette pandémie est une crise écologique. Les sciences de l’environnement et de la santé publique [5] nous apprennent que l’épidémie du coronavirus est une conséquence mondialisée de l’extinction de masse des espèces en cours. La perte de biodiversité qui en découle prive les agents pathogènes sauvages des circuits longs inhérents à une biodiversité riche.
Leur propagation à l’humanité devient directe, et l’appoint décisif de la flambée contemporaine du transport globalisé de marchandises et de personnes amplifie la dissémination planétaire de nouveaux agents pathogènes, engendrant une « épidémie d’épidémies » [5]. Par conséquent, la crise sanitaire, politique et économique du coronavirus apparaît comme une crise écologique que nous pourrions entendre comme un signal d’alarme annonçant une spirale de crises environnementales à venir. Cette crise écologique constitue l’une des premières manifestations d’une « réponse » de la biosphère à la crise environnementale anthropogène : la biosphère commence à dire biogéophysiquement « non » à l’humanité. L’expérience de vie éprouvée durant cette crise – un marasme - anticipe ce que pourrait être la précarité d’une survie sur les ruines du capitalisme [6] et dans une biosphère appauvrie à laquelle notre mode de vie impose des changements trop rapides pour que les micro-organismes, la flore, la faune qui déterminent la qualité écosystémique des sols, de l’air, de l’eau, puissent s’y adapter [7].


Cette expérience de vie traumatique pèse sur la santé mentale en exacerbant les lignes de faille psychiques propres à chacun. Par-delà une mode actuelle en psychologie consistant à créer, de façon cliniquement peu justifiée, de nouvelles entités nosographiques en accolant le préfixe « éco » aux entités psychopathologiques usuelles (écoanxiété, mélancolie environnementale, etc.), la clinique
psychanalytique autorise quelques constats. Premièrement, le caractère énigmatique du nouveau monde que nous découvrons, conjointement aux bouleversements inhérents à la crise écologique des métacadres sociaux, sanitaires, politiques, économiques et environnementaux, a une portée traumatique : ces changements ébranlent un cadre de vie dont la stabilité et la fiabilité sont nécessaires à la genèse et au bon exercice de notre activité de pensée au moment même où les informations et les émotions suscitées par la découverte de l’ampleur de la crise environnementale excèdent ce que nous sommes capables d’élaborer par un travail de pensée. La crise environnementale est une crise existentielle qui interroge la constitution de notre pâte humaine. Comme le relève Afeissa [3], nous pouvons comprendre « toute atteinte portée contre le monde comme une atteinte portée contre soi-même, puisque le geste qui consiste à détruire la nature a pour conséquence immédiate d’appauvrir l’expérience que nous en faisons, de déchirer le tissu même de l’expérience. » En découle non seulement un « malaise dans la culture » [8], c’est-à-dire une colère contre les instances qui nous gouvernent pour les frustrations de nos désirs individuels endurées pour prix du maintien d’un lien social et de la protection de chacun lors du confinement, mais également un « mal-être dans la culture » [9] : vivre dans un monde instable, imprévisible, mutilé par le manque « d’égards » [10] envers les autres êtres vivants, porte atteinte aux assises narcissiques qui fondent notre personnalité et nos sociétés. L’angoisse, le doute, le marasme s’installent.


Deuxièmement, la prise de conscience de la crise environnementale et l’épreuve de la pandémie sont des tueuses d’illusions. D’une part, elles rendent l’être humain à la précarité de sa détresse fondamentale en lui révélant son espoir vain d’escamoter sa finitude par l’illusion de pouvoir s’échapper de lui-même, voire de sa planète, dans une fuite technologique qui, de fait, menace de le faire disparaître, lui, dans un mouvement de destruction de l’environnement. D’autre part, elles rappellent l’ampleur d’une conflictualité de notre être psychique que le refoulement se charge sans cesse d’écarter de la conscience, à savoir que nous sommes foncièrement gouvernés par notre inconscient.
Cette particularité de notre fonctionnement psychique est préoccupante si nous songeons, avec Hanna Arendt [11], que l’humanité est capable de déclencher de nouveaux processus naturels qui « font la nature » en l’artificialisant. Dès le moment où nous avons commencé à déclencher des processus naturels qui ne se seraient jamais produits sans l’intervention humaine, tels que la fission
nucléaire, le génie génétique, la chimie dite phytosanitaire, la dissémination biosphérique de gaz à effet de serre et de plastiques, nous n’avons pas seulement accru notre pouvoir sur la nature, nous ne sommes pas seulement devenus plus agressifs dans notre rapport avec les forces existantes de la terre, mais pour la première fois nous avons capté la nature dans le monde humain en tant que tel, nous l’avons englobée dans nos cultures. En déclenchant artificiellement des processus naturels, l’homme a commencé d’agir dans la nature, sur l’essence de la nature, il en a modifié l’ontologie [4]. Il y a là un autre changement de paradigme : lorsque les processus de la terre sont créés par l’homme, l’homme, où qu’il aille, ne rencontre que lui-même.


Il exporte l’imprévisibilité qui est propre à son inconscient dans le domaine même que nous pensions régi par les lois inexorables découvertes par les sciences de la nature. Exposé selon une perspective psychanalytique, cela signifie que l’artificialisation sans fin de la nature, voire de notre propre nature, aliène les lois de la nature à celles de l’inconscient humain, en particulier à celles de la zone la plus folle de notre personnalité et de nos sociétés. Ce n’est désormais plus seulement l’homme qui est gouverné par son inconscient, mais aussi la nature faite par l’homme, une nature qui n’est plus seulement sexuelle, née d’un processus vivant, mais qui est aussi partiellement artificielle.
Ce n’est pas véritablement une « crise environnementale » qui est entrée dans notre vie avec le Covid, car une crise est par définition brève. C’est une ère géologique nouvelle, l’Anthropocène qui frappe à notre porte et interfère avec notre vie [12]. Nous quittons l’Holocène, cette période géologique de 11 000 ans au climat relativement stable et à la riche biodiversité, qui a vu éclore tant de belles civilisations, pour entrer dans l’Anthropocène, son extinction de masse des espèces et son dérèglement climatique anthropogènes. La perte est incommensurable. Comment allons-nous vivre le manque de la nature dont nous sommes issus ? Nous qui sommes des « enfants de la biosphère » [3], aussi dépendants d’elle qu’un nourrisson l’est de ses parents, nous nous découvrons orphelins de la nature qui nous a donné la vie et que pourtant nous artificialisons sans fin.
L’économie globale qui organise aujourd’hui notre mode de vie entre en conflit avec la décence ordinaire. Weintrobe [2] relève que l’économie néolibérale est une « culture of uncare », une culture de l’attaque et de la dépersonnalisation du lien social, une culture qui ne protège pas ses citoyens en ne protégeant pas la nature dont pourtant leur survie dépend, une culture qui séduit fallacieusement par le consumérisme et les algorithmes. Weintrobe décrit une « blessure morale », celle de se sentir trahi par des modes de gouvernance qui idéalisent un consumérisme indécent et dissimulent la vérité de la crise environnementale, la décroissance qu’elle imposerait, qui parlent de transition énergétique mais n’agissent pas de façon décisive, qui contraignent le citoyen à vivre dans un monde qui n’est plus moral, qui est au-delà de la décence ordinaire et de toute bienveillance envers les autres espèces vivantes.


En termes de santé mentale, en imposant une telle blessure morale, le soft power séducteur des politiques et des économies néolibérales réduit le citoyen à un état d’apathie adaptable à tout, même à une obscénité consumériste dont chacun connaît, aujourd’hui, la destructivité sur l’environnement. Ce faisant, ces modes de gouvernance réduisent le citoyen à un état qui est autant psychologiquement déshérité qu’économiquement déshérité. Que veut dire « psychologiquement déshérité » à un niveau sociétal ? Que l’homme a besoin d’un leadership qui dise la vérité sur la douleur et l’adversité qui est notre lot existentiel, et qu’il agisse en prenant pleinement en compte les vrais problèmes que nous avons. Que l’homme a besoin pour son plein épanouissement psychique d’un espace d’action pour le développement de son appétit politique, et d’un champ de relations personnelles à grande échelle avec des modes de gouvernances véritablement à l’écoute de ses besoins émotionnels : ses angoisses, ses doutes, son marasme en rapport avec la crise environnementale, par exemple. Le syndicalisme ouvrier, les grèves, le mouvement des gilets jaunes traduisent peut-être autant une saine réaction d’indignation contre la blessure morale que nous vivons collectivement qu’un mécontentement économique.
Il ne s’agit plus aujourd’hui de prévenir le dérèglement climatique et l’extinction de masse des espèces. En entrant dans l’Anthropocène, nous avons passé un point de non-retour : nous ne retrouverons pas la biosphère dont nous sommes issus. Nous allons devoir « apprendre de la catastrophe » [13], et c’est ce qui préoccupe la psychanalyse aujourd’hui. Comment parviendrons-nous à conserver un « lieu à soi et en soi » pour héberger notre détresse dans un Anthropocène où, désormais, nous pourrions n’être que des sans-domicile-fixe ? Peut-être en nous intéressant aux savoirs de ceux qui vivent dans la précarité, dans les marges de nos sociétés ou dans des milieux extrêmes. Ces cultures pourraient anticiper notre avenir, à nous, enfants de la biosphère perdue de l’Holocène et exilés de l’Anthropocène.

Références

[1] Weintrobe S, et al. Engaging with climate change: Psychoanalytic and Interdisciplinary Perspective. Londres: New Library of Psychoanalysis, Routledge, 2012.

[2] Weintrobe S. Moral Injury in the Culture of Uncare. J Soc Work Pract 2020 ; 34 : 351-62.

[3] Magnenat L, Afeissa H, Searles H, et al. La crise environnementale sur le divan. Paris : Editions In Press, 2019.

[4] Serres M. Le contrat naturel. Paris : Flammarion, 1992.

[5] Morand S. La crise du coronavirus est une crise écologique. Santé et Biodiversité du 17 mars 2020, http://www.humanite-biodiversite.fr/article/la-crise-du-coronavirus-est-une-crise-ecologique.

[6] Lowenhaupt Tsing A. Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre sur les ruines du capitalisme. Éditions Les Empêcheurs de Penser en Rond/La Découverte, 2015.

[7] Bourg D, Papaux A, et al. Dictionnaire de la pensée écologique. Paris : PUF, 2013.

[8] Freud S (1929). Malaise dans la civilisation. Paris : PUF, 1971.

[9] Kaës R. Notes sur les espaces de la réalité psychique et le mal-être en temps de pandémie. Revue Belge de Psychanalyse 2020 ; 77 : 170-87.

[10] Morizot B. Manières d’être vivant : Enquêtes sur la vie à travers nous. Actes Sud, 2020.

[11] Arendt H. La crise de la culture. Paris : Editions Gallimard, 80-86, 1954-1968.

[12] Bonneuil C, Fressoz JB. L’événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous. Paris : Editions du Seuil, 2016.

[13] Poulain-Colombier J. L’âge de déraison. Le Coq-Héron 2020 ; 3 : 78-87.