ANALYSE D'ARTICLE

Effets des perturbateurs endocriniens : faire avancer le débat

Passant en revue les sujets de désaccord entre scientifiques à propos des effets sanitaires des perturbateurs endocriniens, cet article fait la part des choses entre ceux qui donnent lieu à de faux-débats et ceux qui méritent réellement discussion, en proposant des pistes de réflexion pour des échanges plus constructifs.

This article reviews the conflicting opinions between scientists about the health impacts of endocrine-disrupting chemicals. It draws a line between those that give rise to false debates and those that are really worth discussing, and suggests pathways towards more constructive debates.

La question des effets sanitaires potentiels des perturbateurs endocriniens fait l’objet d’un vif débat qui semble opposer deux points de vue inconciliables si l’on s’en réfère aux réactions déclenchées par plusieurs publications récentes résumant les connaissances en la matière. Ce fut le cas pour le rapport conjoint du Programme des nations unies pour l’environnement (PNUE) et de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) « State of the science of endocrine disrupting chemicals », auquel de nombreux experts de plusieurs pays avaient collaboré et qui a été publié en 2013. L’analyse critique de ce rapport qui reprend, en les étoffant, les objections précédemment formulées, a été choisie comme base de travail par les auteurs de cet article. Leur objectif était d’identifier les principales zones de désaccord et de formuler des propositions pour sortir d’un débat relativement stérile.

 

Adopter une définition commune

Plusieurs définitions d’un perturbateur endocrinien (PE) ont été successivement proposées par différents groupes d’organisations gouvernementales et de sociétés savantes depuis 1996. Selon celle de l’OMS (Programme international sur la sécurité chimique – IPCS), qui date de 2002, un PE est « une substance (ou un mélange) exogène qui altère une (des) fonction(s)

du système endocrinien et entraîne en conséquence des effets néfastes pour la santé d’un organisme, de sa descendance, ou d’une sous-population ». Le fait que des termes cruciaux comme système endocrinien et fonction endocrine ne signifient pas la même chose pour tout le monde est au cœur de la polémique.

Les auteurs s’élèvent contre une conception étriquée du système endocrinien, qui résume son rôle au maintien de l’homéostasie de l’organisme (température corporelle, balance hydro-électrolytique, constantes biologiques, etc.) face aux fluctuations des conditions extérieures. Selon cette perspective, l’altération d’une fonction endocrine est reflétée par des concentrations plasmatiques hormonales en dehors des limites d’une réponse adaptative jugée normale. Or, d’une part, les hormones jouent aussi des rôles importants dans le développement, l’organisation et la différenciation tissulaires (aspect essentiel à considérer dans le cadre des effets des PE), d’autre part, toute perturbation hormonale ne se traduit pas forcément par un changement des concentrations plasmatiques. Pour les auteurs, un PE devrait être considéré comme une substance exerçant des effets néfastes via une interaction avec les récepteurs hormonaux (de type agoniste ou antagoniste, mais pouvant aussi entraîner des effets différents de ceux de l’hormone) ou toute interférence avec la production, le transport ou le métabolisme de l’hormone, modifiant sa biodisponibilité pour son récepteur. À ce titre, la définition proposée en 2012 par l’Endocrine Society substance exogène [ou mélange] qui interfère avec n’importe quel aspect de l’action d’une hormone ») présente l’intérêt d’avoir remplacé la notion de fonction endocrine par celle d’activité hormonale.

 

S’entendre sur les critères de jugement

Si les effets néfastes (adverse effects) sous-entendent pour tous « toxicité », ils sont diversement appréciés. Les auteurs proposent de travailler à l’adoption d’une définition pertinente pour les PE, sur la base de la formulation de l’IPCS en 2004 (« modification biochimique, détérioration fonctionnelle, ou lésion pathologique qui affecte la performance de l’organisme ou réduit sa capacité à répondre à un stress environnemental supplémentaire »), qui prend en compte la possibilité d’effets directs et immédiats comme d’induction d’un phénotype qui se révèlerait ultérieurement défavorable.

En parallèle, il est nécessaire de développer les critères d’évaluation des effets d’une substance à activité hormonale pour les études de laboratoire. Face au champ du possible (les hormones intervenant virtuellement dans le développement et le fonctionnement de tout système et organe) et au souhait de pouvoir examiner l’impact différé d’une exposition, les critères recommandés dans les lignes directrices existantes (guideline endpoints) apparaissent très limités. Leur sensibilité est actuellement comparée à celle d’autres critères non reconnus (dont l’utilisation alimente le débat sur la validité des études) dans un travail collaboratif impliquant le National Institute of Environmental Health Science (NIEHS), le National Toxicology Program (NTP) et la Food and Drug Administration (FDA). Ce projet (« Clarity-BPA ») devrait favoriser la validation de nouveaux critères et leur intégration dans la liste des critères de référence.

Les discussions sur les effets possibles des PE portent également sur les notions de puissance et de dose. Concernant le premier point, les auteurs mettent en garde contre une comparaison trop générale entre l’activité de la substance et celle de l’hormone naturelle, une substance pouvant être, par exemple, faiblement oestrogénique dans un contexte donné et équipotente au 17ß-estradiol sur un autre critère de jugement. La puissance devrait donc être discutée en mentionnant l’effet spécifique étudié, et en gardant en tête l’importance de l’influence de la période d’exposition sur les effets d’un PE, comme d’une hormone. L’absence de définition consensuelle d’une faible dose ne devrait pas bloquer le débat selon les auteurs qui estiment que les trois définitions existantes sont toutes valides mais que la référence choisie devrait être précisée (dose inférieure à celles habituellement utilisées dans les études toxicologiques, dans la fourchette des expositions humaines ou entraînant des concentrations plasmatiques observées chez les humains). En revanche, ils proposent d’abandonner le sujet de la dose seuil en-dessous de laquelle l’exposition serait sans conséquence, même s’il est intéressant d’un point de vue scientifique. Il est en effet peu probable qu’une valeur seuil unique puisse être identifiée pour tous les effets possibles d’un PE, surtout à l’échelle de la population, sachant la variabilité interindividuelle dans la sensibilité aux effets d’une substance chimique. L’existence de valeurs seuils ne peut être ni prouvée ni réfutée avec les moyens actuels. Sur ce point comme sur d’autres, la discussion doit être empreinte d’humilité : notre compréhension du système endocrinien et de la façon dont agissent les hormones est loin d’être parfaite, il faut donc accepter nos limites à la compréhension du mécanisme d’action des PE.

 

S’accorder sur un niveau de preuve suffisant

Tous les critères de causalité de Bradford Hill ne pourront pas s’appliquer au cas particulier des PE. Concernant par exemple la force de l’association entre l’exposition et l’effet émanant des études épidémiologiques, il faut considérer que l’exposition aux PE est ubiquitaire et qu’il n’existe aucun groupe de population témoin non exposé. De plus, l’exposition aux substances chimiques est multiple. Enfin, les pathologies dont l’incidence ou la gravité sont susceptibles d’être augmentées par l’exposition aux PE sont multifactorielles. La relation temporelle entre l’exposition et l’effet peut être difficile à établir dans le cas d’effets différés, voire intergénérationnels. La relation dose-réponse peut être complexe et variable selon le type d’action au niveau du récepteur hormonal. Des adaptations doivent donc être réalisées en fonction de l’importance et de la pertinence de chaque critère et un accord doit être trouvé sur les informations nécessaires à réunir pour conclure à un niveau de preuve suffisant. La question de la causalité ne doit pas être traitée isolément mais placée dans le contexte de la réglementation sur la production et l’usage des substances chimiques, en mesurant toutes les conséquences d’une décision éventuellement erronée (interdire une substance qui n’est pas dangereuse ou autoriser une substance qui l’est).

Laurence Nicolle-Mir

---------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Commentaires

Cet article marque un réel pas en avant pour mieux appréhender les risques des perturbateurs endocriniens (PE). Les controverses sur le sujet ont été et sont très nombreuses, souvent portées par la défense d’intérêts particuliers de toute nature, avec des conséquences potentiellement dommageables pour la justesse des politiques à conduire. Tout commence par la définition de l’objet étudié. Celle des PE est problématique depuis 1996, les auteurs de l’article proposent une définition plus précise et plus courte, donc par principe plus appropriée. Cependant, leur proposition : « un PE est une substance chimique – ou un mélange de substances chimiques – exogène, qui interfère avec l’action des hormones quelle qu’en soit la nature » reste ambiguë puisqu’il est indiqué ensuite que l’action des hormones doit être entendue comme « activation des récepteurs hormonaux ». Pourquoi dès lors ne pas adopter cette définition encore plus précise : « un PE est une substance chimique () exogène, qui interfère avec l’activation des récepteurs hormonaux » ? D’autre part, il semble qu’il ne soit question que des produits artificiels (industriels), excluant ainsi des PE naturels, le soja par exemple, apportés par l’alimentation. Ce n’est guère cohérent dans une optique d’évaluation des risques. Le développement sur la définition de ce qu’est un effet nocif (ou « adverse ») marque aussi un progrès, puisque les auteurs s’inscrivent dans un mouvement à l’œuvre depuis quelques années, où la pensée strictement déterministe qui domine encore la toxicologie se voit questionnée. Il est rappelé par exemple qu’il est impossible de déterminer un seuil d’effet au niveau des populations pour un agent quelconque. Les auteurs ne vont cependant pas jusqu’au bout de la démarche, laissant entendre que la limite est imposée par l’état actuel de la technique, alors qu’il est impossible, d’une part, de démontrer l’absence d’un seuil, et d’autre part, lorsqu’un seuil existe en réalité, il ne peut être qu’approché. Par ailleurs, les auteurs utilisent l’approche des épidémiologistes pour porter un jugement de causalité, celle proposée par AB Hill en 1965, comme par d’autres toxicologues ces derniers temps. On ne peut que s’en féliciter, quoique les auteurs ne saisissent pas certains aspects de la démarche épidémiologique : par exemple, il est indiqué qu’estimer la force de l’association entre exposition et effet de santé est ici problématique, car il n’y a pas de groupe de populations non exposé aux PE. Or il suffit qu’il existe des gradients d’exposition.

Enfin, le concept de faible dose est brièvement discuté, mais la conclusion se limite à un plaidoyer pour trouver une définition universellement acceptable. Il faut reconnaitre que la question de l’allure de la relation dose-effet pour les PE, en-deçà du plateau de saturation des récepteurs hormonaux, ainsi que la confrontation des observations expérimentales avec les réalités épidémiologiques, demandent un travail fouillé et spécifique.

Denis Bard

 

Encore un bon sujet de controverse : les perturbateurs endocriniens semblent en effet perturber en premier lieu les débats scientifiques et politiques. Thomas Zoeller et al. constatent que la dispute oppose deux « camps » ayant des points de vue apparemment irréconciliables. Les auteurs appartiennent clairement à l’un de ces deux camps. On trouve ainsi parmi les signataires de fameux « endocrinoactivistes » : Andreas Kortenkamp, premier auteur d’un volumineux rapport à la Commission européenne sur le sujet, qui s’est attiré les foudres des « endocrinosceptiques », Niels Skakkebaek, auteur de l’hypothèse de la dysgénésie testiculaire, Laura Vandenberg, premier auteur d’une vaste revue sur les effets aux basses doses et les relations dose-effet non monotones qui avait fait l’objet d’une brève dans ERS, Vol 11, n°5 de septembre-octobre 2012... Mais ils évitent, dans cet article, de balayer le point de vue de leurs opposants en le mettant sur le compte de conflits d’intérêt. On peut trouver ce registre critique ailleurs, et plus volontiers sous la plume de journalistes : voir par exemple l’article de Stéphane Horel et Brian Bienkowski dans Environmental Health News Perturbateurs endocriniens : conflits d’intérêts à haute dose ou le récent rapport publié également par Stéphane Horel sur le site de Corporate Europe Observatory, A toxic affair, how the chemical lobby blocked action on hormone disrupting chemicals.

Zoeller et al. préfèrent analyser les raisons « scientifiques » qui provoquent l’échauffement des esprits : problèmes de définition, de choix des critères d’évaluation, de doses, de seuils (ou d’absence de seuils), de méthodologie dans la conduite des revues de la littérature, de jugement de causalité basé sur une interprétation différente des critères de Hill. Ils font même preuve d’une prise de recul assez saine sur leur propre position en écrivant qu’« il est peut-être dans la nature humaine de juger qu’une analyse est bien conduite lorsqu’on est en accord avec ses conclusions ». A cet égard, ce « pas en avant » proposé pour le débat semble être aussi une main tendue. L’article se termine d’ailleurs par une série de propositions visant à dépasser les polémiques et à avancer dans le débat. Il demeure qu’il n’est pas simple lorsqu’on veut agir dans le domaine des perturbateurs endocriniens d’éviter deux écueils : l’inaction « en attendant d’en savoir plus » d’une part (ce qui peut signifi er se laisser manipuler par les intérêts industriels), et la décision insuffisamment fondée, précipitée et éventuellement contre-productive (substituer en permanence des risques inconnus à ceux qu’on commence à connaître n’étant généralement pas une très bonne idée pour la santé publique).

Georges Salines

 ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------

 

Publication analysée :

Zoeller RT1, Bergman A, Becher G, et al. A path forward in the debate over health impacts of endocrine disrupting chemicals. Environmental Health 2014; 13: 118.

doi: 10.1186/1476-069X-13-118

 

1 University of Massachusetts, Amherst, États-Unis.