ANALYSE D'ARTICLE

La résistance bactérienne aux antibiotiques : stratégies de lutte One Health ou Global Health et normes sociales de comportement individuel

Le phénomène biologique qui menace la santé publique

La résistance aux antibiotiques est un phénomène biologique découvert à l’occasion d’échecs thérapeutiques dans la prise en charge médicale des infections bactériennes humaines, donc au niveau individuel. Elle est rapidement devenue un sujet de préoccupation sanitaire collectif. Se protéger de la contamination par des bactéries résistantes circulant dans l’environnement humain fut le premier impératif. Il s’est d’abord manifesté dans le cadre de l’hygiène hospitalière.

Le problème s’est ensuite étendu à la santé des animaux de rente, car la médecine vétérinaire fait appel aux mêmes familles d’agents antimicrobiens pour la prophylaxie des maladies infectieuses dans les élevages. Il a aussi touché la sécurité des denrées alimentaires d’origine animale car la zootechnie en élevage industriel préconise encore l’utilisation de certains antibiotiques comme promoteurs de croissance dans une majorité de pays, à l’exception notable de la communauté européenne (sous la pression de ses normes sociales).

Le processus de sélection puis de dissémination de bactéries antibiorésistantes dans l’environnement anthropisé est sous l’influence des caractéristiques physiques et biologiques de l’habitat offert aux bactéries, mais inclut aussi les aspects sociétaux et socio-démographiques du milieu de vie humain.

Par ailleurs, il est maintenant généralement admis que ces processus ne sont pas cantonnés aux seuls environnements liés à l’Homme, mais concernent au contraire la plupart des écosystèmes indépendamment de leur niveau d’anthropisation, et même ceux pour lesquels il est difficile d’établir un lien physique avec un milieu à forte utilisation des antibiotiques.

Un sujet emblématique One Health et Global Health

L’objectif de réduction de l’antibiorésistance (AR), c’est-à-dire de la sélection et de la dissémination des bactéries antibiorésistantes, relève donc à la fois de la santé humaine, de la santé animale et de la santé de l’environnement, autrement dit de l’approche intégrée de santé publique appelée « One Health », ou « Une seule santé », née au début du XXe siècle mais encore peu mise en œuvre. Notons que la santé de l’environnement n’est pas un concept écologique mais un concept de santé publique anthropocentré : ici un environnement (ou un écosystème) est dit sain si la fréquence des bactéries antibio-résistantes est basse ou peut être contrôlée par des interventions humaines ; c’est-à-dire en termes de santé publique, si le préjudice exprimé ou potentiel lié à l’AR est minimal pour l’individu humain et pour la société.

Il apparaît vite cependant que les interventions de santé publique pour réduire le fardeau de l’AR ne peuvent se limiter à une approche intégrée de niveau local, comme le préconise la démarche One Health. Elles doivent aussi, pour être efficaces, s’envisager à l’échelle planétaire, ce qui suppose que la santé, pour tous les humains, soit un objectif politique universel : c’est la démarche « Global Health » ou « Santé globale » initiée au XXe siècle. Son but est l’accès équitable à la santé et la minimisation des risques sanitaires pour tous dans le monde entier. Cette démarche concerne prioritairement les risques transmissibles à l’échelle planétaire. Elle requiert l’élaboration de réponses communes aux problèmes, et des politiques intégrées entre pays de structures sociales et économiques et de cultures disparates, sous l’impulsion des organisations internationales habilitées à produire des recommandations et avec la participation responsable des parties prenantes économiques. Elle est donc particulièrement requise pour le phénomène complexe de l’AR qui est modulé par de nombreux facteurs écologiques et sociétaux.

Enfin, l’AR a émergé et s’est répandue globalement chez les bactéries dans toutes sortes d’environnements. Elle affecte donc la santé et la dynamique de la microbiosphère planétaire et constitue aussi un enjeu pour le mouvement Planetary Health.

Les approches phénotypiques et génotypiques de la résistance bactérienne aux antibiotiques

La définition classique de l’AR est basée sur la clinique : l’échec du traitement antibiotique chez un patient infecté. Une bactérie infectante est considérée comme résistante à un antibiotique quand les chances de succès du traitement par cet antibiotique sont faibles, voire nulles.

L’AR de la souche bactérienne infectante à un antibiotique donné se mesure par sa concentration minimale inhibitrice (CMI) : si elle est inférieure à la concentration donnée comme active in vivo par la pharmacocinétique, la souche est dite sensible ; dans le cas contraire, elle est dite résistante. En clinique humaine, lorsque le praticien est confronté à une résistance acquise à l’antibiotique utilisé en première intention, il détermine la CMI de la souche infectante sur une gamme d’antibiotiques différents pour définir un traitement plus adapté. La comparaison de la CMI de l’isolat clinique pour chaque antibiotique au seuil critique de celui-ci (défini pour cette espèce bactérienne chez l’Homme) guide le choix de l’antibiotique : sa CMI doit être inférieure à ce seuil critique appelé seuil clinique.

En médecine vétérinaire, on manque encore actuellement de connaissances pour une application rigoureuse de la même démarche clinique : les seuils critiques de concentration d’antibiotique par espèce bactérienne pathogène sont encore inconnus pour certains antimicrobiens spécifiques, et la dose pharmacologique active à l’intérieur du corps de l’animal par kilo de poids corporel est encore mal définie pour les différents types d’animaux. Pour les micro-organismes autochtones de l’environnement, la définition clinique de la résistance n’a pas de sens. Il est intéressant de savoir si cette bactérie a acquis un ou des mécanismes de résistance à un antibiotique, notamment à ceux qui circulent dans le milieu, ou sont susceptibles de le faire, en raison du voisinage d’un hôpital ou d’un élevage industriel. Pour chaque espèce bactérienne et pour chaque antibiotique, une procédure standardisée (European Committee on Antimicrobial Susceptibility Testing [EUCAST], Clinical and Laboratory Standards Institute [CLSI]) permet de définir statistiquement une valeur critique appelée seuil épidémiologique. La comparaison de la CMI de l’isolat environnemental pour un antibiotique au seuil épidémiologique de celui-ci (défini pour cette espèce bactérienne) permet de savoir si la souche a une sensibilité réduite, qui signe l’acquisition d’un ou plusieurs mécanismes de résistance.

Ces approches phénotypiques utilisent les méthodes bactériologiques classiques par culture. Elles sont actuellement indispensables malgré leur lourdeur pour quantifier le niveau de résistance atteint dans une population bactérienne définie.

L’approche génotypique du phénomène d’antibiorésistance est complémentaire : elle seule permet d’appréhender et de tracer la transmission et la dissémination de l’AR. On appelle résistome l’ensemble des éléments génétiques qui peuvent conférer l’AR à un micro-organisme donné ou dans l’ensemble des génomes des micro-organismes en un lieu donné à un moment donné (appelé microbiome). L’acquisition d’AR est la conséquence soit d’une mutation ou d’une recombinaison du génome, soit du recrutement de gènes d’AR par tout mécanisme de transfert horizontal de gènes, transformation incluse. Les mutations AR sont généralement confinées sur le chromosome bactérien d’origine et se propagent donc verticalement sans diffusion entre espèces bactériennes.

Les gènes pertinents pour l’acquisition de l’AR se divisent en deux catégories : le résistome intrinsèque et ce qui peut être nommé le mobilome. Le résistome intrinsèque inclut les gènes qui sont naturellement présents dans le chromosome de (presque) tous les membres d’une espèce bactérienne donnée. Ces gènes d’AR n’ont donc pas été acquis récemment comme conséquence d’une pression de sélection par un antibiotique. Il semble possible que ces gènes contribuent à la résilience des microbiotes aux dommages dus à la présence de ces molécules dans leur habitat. Il ne semble pas que ces gènes constituent un réservoir pour l’acquisition d’AR par des bactéries pathogènes circulantes. Le mobilome est formé par les gènes localisés sur les éléments génétiques mobiles, qui peuvent être transférés verticalement et horizontalement, ce qui permet leur dissémination parmi différentes populations bactériennes. Il comprend entre autres des gènes d’AR acquis.

Il est établi que la plupart des gènes d’AR sont intrinsèques et ne migrent pas entre cellules bactériennes. A contrario, les gènes du mobilome, fréquemment portés par des plasmides, migrent entre bactéries, même d’espèces différentes et même entre écosystèmes différents. Ce sont ces gènes qui sont l’objet de la sélection et de la transmission de l’AR au sein des populations bactériennes et de sa dissémination parmi différents habitats. Ils sont recrutés par des systèmes de capture de gène (comme les intégrons) puis intégrés sur des éléments génétiques mobiles (comme les plasmides, les éléments conjugatifs d’insertion ou les bactériophages), qui ensuite sont acquis par des clones bactériens. L’acquisition d’un gène d’AR par un clone bactérien promeut son expansion dans les environnements riches en antibiotiques, comme les hôpitaux ou les élevages industriels, et inversement l’introduction d’un gène d’AR dans un clone déjà installé avec succès dans un habitat peut augmenter ses chances de dissémination, même dans des environnements sans antibiotiques, si les coûts associés en termes de succès reproducteur ne sont pas élevés.

Les facteurs multiples impactant l’émergence et la transmission de l’antibiorésistance

La sélection de bactéries AR et de gènes d’AR reste en santé humaine un problème individuel limité à l’écosystème du soin qui ne peut affecter une large population humaine ; la transmission à grande échelle et la persistance sont en revanche les éléments principaux à prendre en considération aux niveaux One Health et Global Health.

Les facteurs écologiques

L’émergence

Il est largement observé que la présence d’antibiotiques dans un écosystème est la cause la plus appropriée de la sélection d’AR. Mais d’autres polluants issus des activités économiques (mine, industrie, agriculture et élevage, aquaculture) peuvent être impliqués, notamment les métaux lourds qui sont l’un des polluants les plus abondants dans le monde et qui peuvent persister longtemps dans la nature. Un phénomène de co-sélection peut survenir quand c’est un même mécanisme cellulaire, comme une pompe à efflux, qui confère la résistance aux métaux lourds et aux antibiotiques (on parle de résistance croisée). De plus, la présence de métaux lourds comme celle de biocides ou de concentrations sub-inhibitrices d’antibiotiques peut stimuler les transferts de gènes horizontaux, ce qui modifie la dynamique de certains antibiotiques comme les tétracyclines dans les écosystèmes naturels.

L’usage régulier d’antibiotiques en milieu hospitalier, en médecine de ville, en élevage industriel et dans tout autre écosystème anthropisé, exerce une forte pression de sélection sur la flore commensale qui augmente la fréquence de présence de gènes d’AR dans les microbiotes humains ou animaux. Après leur capture et leur intégration dans des éléments génétiques mobiles, ces gènes d’AR et leurs bactéries hôtes peuvent contaminer différents écosystèmes qui peuvent alors être impliqués dans leur propagation.

En retour, l’idée que des écosystèmes non cliniques sont souvent des sources de gènes d’AR chez les bactéries pathogènes pour l’humain est généralement acceptée par les microbiologistes médicaux, parce que théoriquement possible, bien qu’elle soit encore insuffisamment étayée par des observations écologiques.

La dissémination

La production de masse dans l’agriculture et l’élevage industriels est fondée sur la sélection par intérêt économique d’un nombre limité de races d’animaux, de cultivars végétaux et de produits dérivés de l’industrie agroalimentaire. Elle est une cause de l’effondrement de la biodiversité, et parallèlement, une cause de l’homogénéisation du microbiome qui favorise la dissémination de l’AR. En effet, d’une part les bactéries dominantes sont adaptées à des hôtes animaux de grande parenté génétique, et d’autre part les environnements partagés de ces animaux, conçus pour assurer la meilleure productivité, sont stables et présentent des similarités écologiques avec les habitats humains.

La dissémination de bactéries AR et de gènes d’AR peut aussi se faire par les corridors économiques (commerce de marchandises vivantes ou alimentaires), les voyages humains, les migrations de réfugiés, les ponts naturels (voies de migration animale), ou par des phénomènes naturels (mouvements d’air et d’eau). Elle se traduit par l’apparition de bactéries AR et de gènes AR similaires dans des aires géographiques différentes. Cela explique qu’une bactérie AR qui émerge à un endroit donné peut rapidement diffuser sur toute la planète.

La pollution des écosystèmes naturels par des bactéries AR ou des gènes d’AR, particulièrement celle des milieux aquatiques qui reçoivent les effluents urbains, hospitaliers et d’élevage, a un impact sur la transmission de l’AR et participe aux phénomènes de transfert géographique d’origine anthropique ou naturelle. Un travail récent indique une relation étroite entre pollution aquatique par des gènes d’AR et pollution fécale. Les installations de traitement des eaux usées, où cohabitent bactéries commensales, bactéries AR, gènes d’AR et antibiotiques, pourraient agir comme des réacteurs favorisant la sélection et la transmission de gènes d’AR entre différentes bactéries, mais les preuves sont encore ténues. Par ailleurs certains polluants abondants comme la sépiolite (présente dans la litière de chats ou dans l’alimentation animale comme co-adjuvant) ou les microplastiques, présents dans presque tous les écosystèmes aquatiques, peuvent favoriser la transmission de gènes d’AR ou d’éléments génétiques mobiles entre espèces bactériennes, amplifiant le problème de l’AR à une échelle globale.

Le changement climatique pourrait aussi avoir un effet sur la dissémination de l’AR, car il modifie la biogéographie des vecteurs de certaines maladies infectieuses. Par ailleurs, une augmentation des températures locales semble corrélée avec une augmentation de l’abondance de l’AR chez les bactéries pathogènes communes. Enfin, en modifiant les courants océaniques, il pourrait affecter la distribution intercontinentale des gènes d’AR et des bactéries AR.

C’est ainsi que des bactéries multirésistantes similaires à celles rencontrées dans les hôpitaux ont été détectées dans des populations humaines isolées qui n’ont jamais reçu de traitements médicaux par antibiotiques, ou dans la nature sauvage. Ce qui indique que la pollution des milieux naturels par des gènes d’AR existe même quand la concentration d’antibiotiques dans ces milieux est suffisamment faible pour ne pas être détectée. Mais la prévalence de l’AR est constamment plus basse quand les antibiotiques ne sont pas détectés.

La dissémination des bactéries AR est cependant modulée par certaines contraintes liées à la spécificité d’hôte. En effet, les gènes d’AR, qui sont portés par des éléments génétiques mobiles présentant différents degrés de spécificité d’hôte, s’échangeront plus facilement au sein de communautés bactériennes particulières. Les bactéries associées spécifiquement à l’Homme se disséminent facilement entre individus. Le niveau de ressemblance entre microbiotes individuels est plus fort dans les populations géographiquement groupées. Mais certains groupes humains sont davantage susceptibles d’acquérir des bactéries AR en raison de facteurs socio-économiques et culturels. La conjonction d’un large accès individuel à l’usage d’antibiotiques, de structures sanitaires faibles, et d’une infrastructure d’assainissement de l’eau peu développée, que l’on trouve dans les pays à revenu faible ou moyen, est particulièrement favorable. Le vieillissement progressif de la population dans les pays à haut revenu favorise l’établissement et l’expansion future d’un réservoir de bactéries AR et de gènes d’AR chez les personnes âgées. Leur hospitalisation fréquente les expose à des infections nosocomiales à bactéries AR, et inversement elles peuvent favoriser l’entrée à l’hôpital de clones à haut risque issus de leur histoire d’exposition cumulative aux antibiotiques.

La persistance

Il a été proposé que l’acquisition d’AR par une bactérie réduise sa compétitivité en l’absence d’antibiotiques (coût de la valeur sélective). Mais l’AR peut dans certains cas augmenter au contraire la compétitivité bactérienne et nombre de bactéries AR sont capables de restaurer leur valeur sélective ou adaptative par des mutations compensatoires ou des changements physiologiques.

L’impact du développement économique

Dans les politiques de lutte contre l’AR, partout dans le monde, figure un mantra continuellement répété : la consommation abusive d’antibiotiques pour le traitement ou la prévention des infections humaines et animales constitue le principal moteur de l’AR.

L’usage non contrôlé des antibiotiques s’étend en effet, et prend des formes nombreuses et variées :

  • la faiblesse et l’hétérogénéité d’un pays à l’autre de la réglementation des ventes et des prescriptions d’antibiotiques ;
  • le mésusage d’antibiotiques comme promoteurs de croissance, qui accompagne la croissance mondiale rapide de la production animale industrielle (+ 23 % en 2010 en Chine), qui est encore autorisé dans une grande majorité de pays et facilité par leur disponibilité en ligne (jusqu’à 2/3 de l’usage total des antibiotiques dans le monde) ;
  • le développement dans les modes d’élevage piscicole intensif de l’usage préventif des antibiotiques contre les bactéries pathogènes dont certaines sont communes au poisson et à l’Homme ;
  • la contrefaçon ou la mauvaise qualité dans la production et la vente d’antibiotiques (jusqu’à un tiers des antibiotiques disponibles dans les pays à faible niveau de vie).

Ce sont ces pratiques qui se traduisent par une consommation excessive au regard de la consommation utile et inévitable pour préserver la santé humaine.

L’injonction de réduire l’usage des antibiotiques ne doit concerner que ces mésusages : dans les pays au niveau de vie faible ou moyen, le principal problème dans la lutte contre les maladies infectieuses est l’accès difficile aux antibiotiques, pas l’usage médical excessif qui peut être constaté dans les pays à haut niveau de vie. À l’échelle mondiale, un usage médical correct des antibiotiques doit encore augmenter dans l’avenir pour combattre correctement les infections. C’est pourquoi il n’est pas pertinent d’appeler au déclin global de l’usage des antibiotiques, qui permettrait pourtant de diminuer la pollution de l’environnement par les antibiotiques, dont on sait qu’elle est un accélérateur global des processus d’émergence, de transmission et de persistance des bactéries AR.

Quelles mesures mettre en œuvre pour résoudre ce problème ? Réglementer l’usage des antibiotiques pour un usage strictement médical (humain et vétérinaire) et bien proportionné à la réalité du risque infectieux, aboutit à limiter uniquement la sélection de bactéries AR ou de gènes AR dans le microbiote du malade à l’échelle locale. Si le besoin avéré de traitement antibiotique est stable à l’échelle locale, ce qui est le cas des pays riches, cela permet du même coup de réduire le volume d’antibiotiques consommés et celui des antibiotiques rejetés dans l’environnement, donc de réduire la sélection, la transmission et la persistance des bactéries AR. Mais pour la majorité des pays dans le monde, dont le niveau de vie est plus faible, où le besoin de traitement aux antibiotiques est en croissance, cette réglementation ne peut suffire : il faut aussi s’attaquer directement à la transmission de l’AR entre les différents écosystèmes réservoirs de gènes d’AR.

Le développement économique a augmenté le fardeau de l’AR en facilitant la dissémination de l’AR, à l’intérieur et entre aires géographiques, avec notamment la croissance globale des transports et le tourisme. Il peut aussi réduire ce fardeau quand il met en fonction des réglementations et des infrastructures capables de réduire la dissémination de l’AR. Les interventions de santé publiques sur les aliments, l’eau de boisson et les eaux usées sont un exemple particulièrement pertinent. En effet, les bactéries pathogènes AR s’introduisent dans les écosystèmes naturels, surtout par le rejet de matières fécales humaines ou animales et cet apport peut être réduit par un traitement adapté des eaux usées et des effluents d’élevage. Par ailleurs, l’eau de distribution publique s’est révélée être un bon véhicule de bactéries AR dans de nombreux pays. Enfin, l’irrigation par les eaux usées urbaines brutes, pratiquée en agriculture péri-urbaine dans de nombreux pays arides, peut augmenter l’abondance de gènes d’AR mobiles dans les sols irrigués. Dans toutes ces situations, l’eau peut être porteuse de bactéries AR, de gènes d’AR, et en même temps de polluants, comme les antibiotiques, les métaux lourds, les biocides ou les microplastiques qui, comme nous l’avons vu, peuvent sélectionner une ou plusieurs AR et même induire un transfert horizontal de gènes. L’analyse des gènes d’AR dans les eaux usées de plusieurs pays a pu aussi montrer que la prévalence de ces gènes dans cet environnement pourrait être liée à des aspects socio-économiques principalement reliés à des indicateurs de développement économique, comme le niveau général d’assainissement, la disponibilité de l’eau potable et du traitement des eaux usées, le niveau de malnutrition, le nombre de médecins et de personnels de santé, la surpopulation humaine, ou la période de grâce de la dette extérieure du pays. Ces résultats indiquent qu’un moyen important de réduire le fardeau de l’AR consisterait à rompre les ponts de transmission entre les différents écosystèmes du cycle de l’eau :

  • les eaux douces ou côtières et leurs sédiments à proximité des points de rejet des eaux résiduaires urbaines, hospitalières ou industrielles ;
  • l’eau de distribution publique ;
  • et les stations de traitement des eaux usées.

Cependant, il est encore extrêmement difficile de mesurer la réduction de la charge en gènes d’AR par les procédés de traitement : les techniques analytiques doivent encore baisser le niveau de détection des gènes d’AR et les procédés de traitement doivent encore être améliorés dans le but spécifique d’abattre le niveau d’AR. Comme dans le cas de la gestion de la contamination fécale, une démarche pragmatique consisterait à définir des marqueurs standardisés de pollution par des bactéries AR ou des gènes d’AR, ainsi que les niveaux acceptables de cette pollution. Ce besoin concerne le contrôle de tous les usages de l’eau : production d’eau de boisson, réutilisation agricole des eaux usées, rejet d’eaux usées en rivière en amont d’installations de pisciculture, ou en mer en amont de sites de conchyliculture ou de pisciculture.

Les normes sociales de comportement dans les stratégies de lutte contre l’antibiorésistance

Pour atténuer les conséquences sanitaires pour toutes les sociétés humaines des problématiques de dimension mondiale, comme le changement climatique, la perte de biodiversité, les pandémies, ou l’émergence et la transmission de l’AR, les actions individuelles de prévention ne suffisent pas et la liberté individuelle se trouve confrontée à la responsabilité collective. Notons ici pour la résistance aux antibiotiques, une particularité commune avec les maladies transmissibles : tout ce qui arrive à une seule personne peut entraîner des conséquences dans tout son voisinage. Et chaque individu, en se protégeant lui-même, protège aussi les autres.

S’attaquer à l’AR demande donc de créer en même temps, au niveau individuel, des normes de comportement et, au niveau collectif, des réglementations. Leur production se fait par pays pour tenir compte des caractéristiques socio-économiques et culturelles de chacun, et de plus en plus dans l’esprit One Health. Concernant les objectifs Global Health, il faut encore se contenter de recommandations car il n’existe pas de gouvernance internationale habilitée à produire des règles ou des lois.

Baquero [1], l’un des auteurs de l’article, a développé le concept d’égoïsme individuel qu’il considère être la pierre angulaire des comportements dans le cas de l’AR. En effet, cet égoïsme individuel stimule l’utilisation excessive des antibiotiques, ce qui augmente la résistance des bactéries infectieuses et influence l’état de santé de la population en portant atteinte à l’efficacité thérapeutique.

Qu’est-ce qui permet à l’individu de vaincre l’inertie au changement d’habitude dans ses comportements ? C’est généralement le franchissement d’un point critique dans l’atteinte de sa propre santé, une infection bactérienne résistante aux antibiotiques dans le cas présent. Pour lui éviter cette extrémité, l’action sociale publique peut amener chaque individu à comprendre l’impact de son action individuelle à un niveau global. Dans le cas de l’AR, il s’agit de l’amener à être conscient qu’à chaque consommation d’un antibiotique, son risque personnel de mourir à cause d’une infection bactérienne résistante augmente, pour lui et pour les proches avec qui il échange fréquemment des micro-organismes.

Cette action sociale anti-AR ressemblerait donc aux actions anti-tabac et même aux campagnes anti-pollution de l’environnement (eau et atmosphère). Cependant, il faut reconnaître que ce projet gagnerait à s’appuyer sur le résultat d’études sociologiques portant sur les situations à risques personnelles ou familiales pour lesquelles les normes sociales existantes ont été réorientées sous la direction de groupes d’individus. Il manque encore notamment des études sur la promotion de comportements individuels.

Le concept de norme sociale se définit comme un modèle de comportement individuel prédominant dans un groupe humain, soutenu par une compréhension partagée des actions acceptables et porté par des interactions sociales à l’intérieur du groupe [2]. Selon le psychanalyste Fromm [3], le comportement humain d’un individu vise à éviter d’être exclu du groupe social plus élevé que le sien. Ne pas suivre les règles sociales communes peut conduire à être déconsidéré, ou même rejeté, comme atteint d’une pathologie mentale. Inversement, les suivre confère un certain prestige social.

La construction de normes sociales est censée passer par la voie rationnelle de l’enseignement et de l’éducation. Mais ce n’est pas toujours le cas en raison de la puissance d’impact des réseaux sociaux de communication décentralisée, portés par internet, qui peuvent diffuser des informations erronées. La puissance du mouvement anti-vaccination en est la preuve. Dans les sociétés démocratiques, les lois découlent généralement de normes sociales déjà acceptées. Dans le domaine de la santé, la création d’une sorte de culture sociétale y conduit à des comportements individuels appropriés, parfois sans avoir besoin de lois spécifiques (dans le cas du comportement alimentaire par exemple), parfois en favorisant l’application de ces lois (dans le cas du tabagisme). C’est pourquoi les auteurs pensent que l’établissement de normes sociales acceptées pour combattre l’AR doit être un préalable à la mise en œuvre d’approches globales basées sur des règles mondialisées requises pour s’attaquer efficacement au problème. Cependant, ils reconnaissent qu’une meilleure compréhension des réponses sociales humaines face aux maladies, spécialement face aux pandémies et à l’usage des antibiotiques, nécessiterait une analyse plus détaillée des différences entre sociétés collectivistes (où les individus vivent intégrés dans des groupes de proximité) et sociétés individualistes orientées sur le long terme (axées sur les récompenses individuelles futures).

Beaucoup de facteurs de l’AR listés plus haut sont modulables par des normes sociales. Par ailleurs, l’impact des normes sociales va au-delà des sociétés car les activités humaines modifient les écosystèmes naturels. C’est donc un système socio-écologique qu’il convient de mettre en forme, qui lierait les individus, les groupes et la société tout entière, ainsi que les écosystèmes naturels potentiellement endommagés eux aussi par l’AR : ce système adaptatif commun à plusieurs niveaux serait basé sur des normes sociales et sur des politiques publiques à l’échelle individuelle et locale (One Health) et à l’échelle collective et globale (Global Health).

Les différentes interventions envisagées pour s’attaquer à l’antibiorésistance

La lutte contre l’expansion pandémique des bactéries AR et des gènes d’AR est actuellement engagée dans plusieurs pays, notamment dans l’Union européenne. L’évolution de la consommation d’antibiotiques et la prévalence de l’AR y sont surveillées. Des normes sociales y sont appliquées pour réduire l’émergence de l’AR : interdiction de la prescription non nécessaire d’antibiotiques, interdiction de la vente en pharmacie sans prescription, et bannissement de l’utilisation des antibiotiques comme promoteurs de croissance dans les élevages.

Par ailleurs, pour atteindre l’objectif de réduction de l’AR, notamment dans les pays à faible niveau de vie, combattre les comportements humains individuels ou collectifs non vertueux ne peut suffire : l’exposition subie dans un contexte de pauvreté à différents réservoirs environnementaux, comme les eaux de mauvaise qualité (eaux usées, eau de surface ou eau de distribution publique mal contrôlée) peuvent contribuer aussi à l’émergence et la dissémination de l’AR. L’universalisation des services de santé, l’accès pour tous à une eau propre, et la réduction de la pauvreté en général, qui sont des éléments d’avancement pertinents pour la réduction du fardeau des maladies infectieuses en général, le sont aussi pour la réduction de l’AR.

Le contrôle de l’AR exige non seulement des interventions locales qui peuvent être mises en place relativement facilement, mais aussi des interventions globales que chaque pays est supposé suivre en dépit des différences de systèmes de régulation. Les interventions locales et globales sont nécessairement entremêlées. Par exemple, l’utilisation médicale ou vétérinaire d’une nouvelle molécule antibiotique dépend des réglementations au niveau du pays (approche One Health), mais la prévalence dans le monde entier de la résistance à cet antibiotique, ainsi que la réglementation de ses utilisations possibles devraient être établies au niveau international (approche Global Health).

Les principales modalités techniques d’intervention mises en œuvre pour s’attaquer à l’AR sont au nombre de trois. Elles sont appliquées principalement aux hôpitaux et plus récemment aux fermes d’élevage.

La première dans l’ordre historique est la réduction de la pression de sélection des antibiotiques par la décroissance de l’usage des antimicrobiens. Cette réduction de l’usage des antibiotiques doit cibler les usages incorrects mais ne pas impacter les usages nécessaires et irremplaçables. Elle peut être facilitée par le recours en première intention, chaque fois que c’est possible, à des approches alternatives de lutte contre les maladies infectieuses. Par exemple, il a été démontré qu’améliorer la capacité du système immunitaire à contrer les infections par la vaccination, aussi bien chez l’Homme que chez les animaux d’élevage, est efficace pour la réduction de l’AR. L’utilisation des bactériophages, non seulement en clinique mais aussi dans les écosystèmes naturels, ou celle d’antibiotiques biodégradables, ou encore celle d’adsorbants, ont le double mérite de réduire la pression de sélection sur le microbiome commensal, et de réduire aussi les risques d’infection. Enfin, les procédés de suppression des antibiotiques dans le milieu environnant ne devraient pas être limités aux établissements de soin mais étendus aux écosystèmes non cliniques comme les stations de traitement des eaux usées.

La seconde est la réduction de la transmission de l’AR. Elle peut s’obtenir par réduction de la dissémination des éléments génétiques impliqués dans l’AR, que ce soit la limitation de la mutagenèse ou l’inhibition de la conjugaison plasmidique, grâce à des médicaments chez le malade ou dans certaines conditions environnementales (comme certains traitements d’eaux usées). Elle peut s’obtenir aussi par des interventions socio-économiques pour rompre les ponts de transmission entre individus ou, plus important, entre entités de résistance, comme réduire la surpopulation animale dans les élevages, améliorer les procédés d’assainissement (notamment instaurer des traitements sur sites pour les eaux usées hospitalières et les effluents d’élevage), sans oublier l’universalisation du traitement de l’eau à boire. Notons qu’il n’existe pas de réglementation pour le commerce de marchandises (denrées alimentaires, plantes vivantes ou animaux de compagnie vivants) provenant de régions géographiques à forte prévalence de l’AR, alors qu’il existe des réglementations très strictes pour l’entrée de ces marchandises quand elles viennent de sites épidémiques de zoonose ou de maladies végétales.

La troisième modalité est le développement de nouveaux antimicrobiens ayant des capacités limitées à sélectionner des bactéries AR, par exemple les diassembleurs de microdomaine à membrane, ou les peptides antimicrobiens. Par ailleurs, l’exploitation des compromis évolutifs associés à l’acquisition de l’AR qui ont été découverts chez les bactéries, comme la sensibilité collatérale, pourrait permettre la conception rationnelle de traitements basés sur l’alternance ou la combinaison de paires de médicaments.

Une possible modalité d’intervention basée sur les aspects écologiques et évolutionnaires de l’AR fait actuellement l’objet d’études : il s’agit de restaurer la sensibilité aux antibiotiques des populations bactériennes ou de préserver les microbiomes sensibles chez l’humain et l’animal. Cela pourrait s’obtenir chez le malade avec des médicaments ciblant spécifiquement les bactéries AR par différents procédés, comme l’activation du mécanisme de résistance ou la modification de voies métaboliques. Dans l’environnement aquatique, l’utilisation de bactéries bactériovores (comme Bdellovibrio) a été proposée pour éliminer les pathogènes sans utilisation d’antibiotiques. Dans le sol, certains vers de terre pourraient favoriser la dégradation des antibiotiques et l’élimination des bactéries AR. Dans les microbiomes complexes, l’AR semble moins encline à être acquise, ce qui ouvre des possibilités d’intervention sur un microbiote présentant une AR élevée pour retrouver un microbiome sensible : une flore fécale transplantée pourrait avoir un avantage compétitif sur les bactéries AR.

Perspectives de progrès

Jusqu’à présent, toutes les mesures existantes, incitatives ou réglementaires, individuelles ou collectives n’ont pas été suffisantes pour contrecarrer la diffusion planétaire de l’AR.

Le temps est venu d’exiger aussi des actions généralisées convergentes et plus agressives sur tout le globe pour s’attaquer vraiment à l’AR.

Or, deux types de procédures manquent encore actuellement.

  • Des procédures d’intervention sur le terrain claires, communes et complètes pour réduire l’émergence et la dissémination de l’AR. Elles doivent être basées sur une identification préalable des points critiques d’intervention. En effet, le problème de l’AR est un processus ascendant où de petits changements émergents (chez certains types de patients, dans certains groupes, dans certaines localités) gagnent par escalade cumulative une dimension globale. Fréquemment, cela passe par le franchissement de ces points critiques, où par définition l’incidence locale de l’AR devient suffisamment significative pour causer un problème de santé plus large, éventuellement global. La mise en œuvre d’interventions correctives doit viser le contrôle de ces points critiques dans le maximum de petits groupes d’individus pour pouvoir perturber efficacement le processus ascendant. Cependant, comme la dissémination de l’AR peut se faire partout et tout le temps, une surveillance globale, et des mécanismes de contrôle globaux sont aussi nécessaires pour empêcher l’expansion globale de l’AR.
  • Des procédures d’action sociale visant l’acceptation par les populations de la mise en œuvre des interventions envisagées. Cette acceptation reposerait d’abord largement sur le transfert, à l’ensemble des populations, des connaissances requises pour comprendre les mécanismes et l’impact sur la santé humaine de l’émergence et de la transmission de l’AR. Elle prendrait la forme de nouvelles normes sociales de comportement universelles.

Commentaire

Cette synthèse bibliographique de 280 références a été faite récemment par une équipe espagnole de chercheurs en santé publique et publiée dans un article de 20 pages d’une revue internationale renommée. Elle fournit un tour d’horizon complet de la problématique de l’émergence, de la dissémination et de la persistance de l’AR, ainsi que des solutions qui peuvent être envisagées pour les réduire, aux échelles locale et globale. Son mérite est de bien présenter les lacunes de connaissances en écologie microbienne et en sciences humaines et sociales, qui restent à combler (1) pour déterminer les points critiques du développement de l’AR dans toute la gamme des situations à risque (établissements de soin, production animale, traitement des eaux, transport de passagers et de marchandises etc.) et (2) pour établir les procédures standardisées indispensables pour la mise en place d’une surveillance et d’un contrôle de l’AR à ces points critiques. Elle explique les insuffisances des premières mesures de santé publique adoptées, au regard du panorama des autres mesures envisageables. Son originalité principale réside dans une réflexion sur l’intérêt de l’introduction du concept de norme sociale dans l’élaboration d’une stratégie de prévention plus efficace contre ce fléau de type pandémique.

  • [1.] Baquero F. Evaluation of risks and benefits of consumption of antibiotics from individual to public health. Hoboken, NY : John Wiley and Sons, Inc, 2007.
  • [2.] Nyborg K, Anderies JM, Dannenberg A, et al. Social norms as solutions. Science 2016 : 354 : 42-3.
  • [3.] Fromm E. Escape from freedom. New York, NY : Farrar & Rinehart, 1941.

Publication analysée :

Analyse de l’article : Antibiotic resistance: moving from individual health norms to social norms in One Health and Global Health.

Hernando-Amado S, Coque TM, Baquero F, Martinez JL. Antibiotic resistance: moving from individual health norms to social norms in One Health and Global Health. Front Microbiol 2020 ; 11. Doi : 10.3389/fmicb.2020.01914.