ANALYSE D'ARTICLE

Limites d’exposition aux rayonnements ionisants : causes et conséquences d’une réglementation trop sévère

Ce volumineux article constitue un plaidoyer pour une révision à la hausse des limites d’exposition aux radiations ionisantes. Il développe l’argument scientifique d’une nocivité non prouvée des faibles doses et présente d’autres raisons, d’ordre éthique et économique, d’alléger le poids de la contrainte réglementaire.

Il est difficile d’imaginer le monde moderne sans les applications médicales de la radioactivité ni l’électricité produite par les centrales nucléaires. Mais quand il s’agit de manipuler un agent potentiellement létal, la prudence est de règle.

Constitué en 1921, le British X-ray and Radium Protection Committee a proposé en 1924 une première limite de sécurité pour les personnes professionnellement exposées aux rayonnements ionisants (RI) qui étaient alors principalement du personnel médical. Ce « seuil de tolérance » fondé sur l’observation des effets aigus d’une forte irradiation a été fixé à 0,2 R/j sur la base de la « dose érythème » (600 R), qui a été divisée par 30 (jours) puis 100 (facteur de sécurité). Il a été accepté en tant que recommandation universelle en 1931 par l’International X-ray and Radium Protection Committee, l’ancêtre de laCommission internationale de protection radiologique (CIPR). Exprimé en unité de dose (biologiquement) efficace – le sievert (Sv) – 0,2 R/j correspondent à au moins 500 mSv/an. La limite de dose annuelle pour les travailleurs actuellement en vigueur (CIPR) est vingt-cinq fois plus basse (20 mSv/an) et celle fixée pour la population générale est cinq cents fois inférieure (1 mSv/an). Est-ce justifié ?

Le débat autour des faibles doses

Il est admis que le RI est un agent cancérogène, mais ce n’est pas un cancérogène puissant : l’excès de risque de cancer chez les personnes ayant survécu à une irradiation massive est faible. La dernière analyse de l’incidence des cancers solides dans la cohorte des survivants aux bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki (Life Span Study [LSS]), qui présente des améliorations notables par rapport aux deux premières (estimation plus fine de la dose individuelle reçue et ajustement sur le tabagisme), fait état de 992 cancers imputables à l’irradiation parmi 22 538 cas enregistrés entre 1958 et 2009 dans une population éligible de 105 444 sujets.

Malgré sa taille, cette cohorte considérée comme la plus importante source de données permettant d’évaluer les risques de l’exposition au RI n’offre pas une puissance statistique suffisante pour détecter des effets de faibles doses d’un agent faiblement cancérogène. Contrairement à l’affirmation des tenants du modèle linéaire sans seuil (linear no treshold [LNT]) qui s’est substitué au concept de dose admissible à la fin des années 1950, ce matériel n’est pas apte à soutenir l’hypothèse d’une augmentation du risque de cancer proportionnelle à l’exposition, démarrant dès la plus petite dose reçue. Il ne peut pas non plus la réfuter. Des simulations de Monte Carlo indiquent que les données de mortalité par cancer solide de la LSS répondent aussi bien, sinon mieux, à une courbe en S (avec un seuil et un niveau de saturation) qu’à une représentation linéaire. À ce jour, le modèle qui fonde les normes de radioprotection n’est ni validé ni démenti par la LSS. La question centrale de la nocivité des faibles doses reste ouverte.

Exposant tous les arguments du débat, un rapport conjoint de deux académies françaises (l’Académie des sciences et l’Académie nationale de médecine) publié en 2005 renversait la question des effets délétères des faibles doses en celle de leurs effets bénéfiques via la réponse hormétique (activation de mécanismes adaptatifs renforçant la résistance de l’organisme à l’agression). L’Académie nationale des sciences des États-Unis en était à préparer le septième rapport BEIR (Biological Effects of Ionizing Radiation) qui, publié en 2006, concluait que les connaissances scientifiques disponibles confortaient l’hypothèse linéaire sans seuil.

Les auteurs de cet article ont porté une attention particulière aux travaux épidémiologiques mentionnés dans ces deux rapports d’importance, les derniers en date, ainsi qu’aux publications postérieures y faisant référence. Le reste de la littérature passée en revue à la recherche de preuves d’effets à long terme d’une exposition faible (dose cumulée < 100 mSv) à modérée (jusqu’à 500 mSv) comportait des études observationnelles de tout type (écologiques, de cohorte et cas-témoins) publiées entre janvier 1976 et octobre 2017, extraites d’une recherche dans PubMed sans restriction de langage. Les auteurs ont également scruté les études expérimentales pour l’appui qu’elles pouvaient apporter aux données rapportées chez l’homme, ainsi que pour l’éclairage sur le phénomène d’hormèse. Au total 237 articles ont été utilisés.

Du doute à la certitude

La revue des études épidémiologiques est structurée par circonstance d’exposition (professionnelle, médicale, environnementale et accidentelle), chaque groupe d’études fournissant des résultats dont l’apport est discuté au regard des failles communes. Des cohortes professionnelles se dégage ainsi la notion globale d’un déficit de mortalité, pour la plupart des causes examinées, par rapport à la population générale. Si l’effet « travailleur sain » est régulièrement évoqué, il n’a jamais été quantifié et obture la piste de l’hormèse. Le suivi des patients de radiologie diagnostique ou interventionnelle, qui montre généralement un excès de risque de cancer, pourrait être une source précieuse d’informations sur les effets biologiques des faibles doses, mais ce champ de recherche est confronté à deux difficultés majeures : le contrôle des facteurs de confusion (la personne en traitement ou sous surveillance étant de facto à risque accru) et la variabilité interindividuelle des doses cumulées qui rend les groupes peu homogènes. Généralement de type écologique, les études relatives à l’exposition environnementale (radon ou rayonnement de fond principalement) sont peu concluantes, les données étant recueillies et analysées à l’échelle d’une population. Enfin, le champ des circonstances exceptionnelles (populations accidentellement exposées, équipes d’intervention sur une catastrophe, vétérans des essais d’armes atomiques) est aussi celui du « sur- » (suivi, dépistage et diagnostic). Fondamentalement, l’épidémiologie ne prouve pas la nocivité d’une exposition au RI inférieure à 100 mSv.

En regard, il convient de considérer le coût d’une réglementation extrêmement contraignante. Le coût économique (budget alloué à la radioprotection des travailleurs et du public aux normes actuelles) peut être traduit en coût humain (sous-financement de programmes de santé indiscutablement plus utiles et efficaces pour épargner des vies). L’article cite plusieurs estimations à ce sujet. Il aborde enfin celui de la peur irrationnelle des radiations – la radiophobie – dont les conséquences sont multiples : perte de chance pour une personne refusant un acte de dépistage ou curatif ; dégâts sociaux, psychologiques et sanitaires d’un déplacement excessif de population ou interruptions de grossesse non justifiées après un accident nucléaire ; frein au développement d’applications médicales des faibles doses ; utilisation persistante de la menace atomique.

Le modèle linéaire sans seuil et la nocivité des faibles doses sont pour le moins contestables. En revanche, pour les auteurs de cet article, la nécessité de relever les limites d’exposition au RI ne fait aucun doute.


Publication analysée :

* Vaiserman A1, Koliada A, Zabuga O, Socol Y. Health impacts of low-dose ionizing radiation: current scientific debates and regulatory issues. Dose Response 2018 ; 16 (3) : 1559325818796331. doi: 10.1177/1559325818796331

1 Institute of Gerontology, Kiev, Ukraine.