ANALYSE D'ARTICLE

Risque de leucémie et de lymphome chez les travailleurs du nucléaire

Montrant un excès de risque de mortalité par leucémie, et en particulier par leucémie myéloïde chronique, chez les travailleurs les plus exposés du secteur nucléaire, cette vaste étude internationale confi rme le bien-fondé des mesures de radioprotection en cas d’exposition répétée ou prolongée à des rayonnements ionisants.

This vast international study indicates an excess risk of mortality from leukemia and especially from chronic myeloid leukemia in the most exposed nuclear industry workers. It confirms the need for radioprotection for workers exposed repeatedly or for prolonged periods to ionizing radiation.

L’élaboration des normes de radioprotection s’est principalement appuyée sur les données du suivi épidémiologique des survivants des bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, en 1945. Ce suivi a notamment permis d’établir la relation entre l’exposition à des rayonnements ionisants (RI) et un excès subséquent de cas de leucémie, majoritairement de type myéloïde. Toutefois, les caractéristiques de l’exposition alors subie par les populations – exposition aiguë à fort débit de dose – sont éloignées de ce qui est aujourd’hui le plus souvent observé (dans le cadre, par exemple, d’examens médicaux ou d’une activité professionnelle encadrée) : l’exposition répétée ou prolongée à de faibles doses de RI.

L’étude INWORKS (International Nuclear Workers Study) répond au besoin de renforcer les bases scientifiques de la protection contre les risques sanitaires radio-induits par des expositions chroniques ou répétées à faibles doses et débits de dose. Elle inclut des travailleurs du secteur de l’industrie nucléaire en France (CEA, AREVA, EDF), au Royaume-Uni et aux États-Unis, qui ont travaillé pendant au moins un an, dont l’exposition externe aux RI a été mesurée (port d’un dosimètre personnel), et qui ont fait l’objet d’une surveillance post-exposition prolongée. Les trois cohortes avaient auparavant participé à l’étude internationale des 15 pays, dont une analyse, publiée en 2005, montrait une association entre la dose de RI cumulée et la mortalité par leucémie (la leucémie lymphoïde chronique [LLC] pour laquelle un effet de l’exposition aux RI n’a pas été démontré avait été exclue de l’analyse). L’estimation produite à partir de 196 cas de décès survenus au cours d’un suivi d’une durée moyenne de 13 ans était toutefois peu précise (excès de risque relatif par Sievert = 1,93 [IC90 : < 0-7,14]).

Les cohortes française, britannique et états-unienne avaient contribué à plus de 80 % des cas de décès par leucémie dans l’étude des 15 pays. Leur élargissement, ainsi que la prolongation du suivi des travailleurs, permettent d’affiner l’estimation du risque de surmortalité lié à l’exposition.

 

Données analysées

La population étudiée s’élève à 308 297 travailleurs (87 % d’hommes), dont 59 003 participants à la cohorte française (période d’étude : 1968-2004), les cohortes étatsunienne et britannique rassemblant respectivement 101 428 et 147 866 sujets (périodes d’étude : 1944-2005 et 1946-2001). La durée moyenne du suivi est de 27 ans (± 12) et le nombre total de personnes- années de 8,22 millions.

La dose cumulée à la moelle osseuse est en moyenne de 15,9 milliGray (mGy). La valeur médiane est de 2,1 mGy (intervalle interquartile : 0,3-11,7), et les valeurs au 10e et 90e percentiles sont respectivement de 0 et 40,8 mGy.

Les causes de décès ont été identifiées sur la base des certificats de décès et de la classification internationale des maladies. Les leucémies (hors LLC) ont été à l’origine de 531 décès : le type le plus fréquent était la leucémie aiguë myéloblastique (LAM : n = 254), devant la leucémie myéloïde chronique (LMC : n = 100). Par ailleurs, 814 décès consécutifs à un lymphome (dont 710 cas de lymphome non hodgkinien [LNH]) et 293 décès dus à un myélome multiple ont été enregistrés.

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Commentaires

Cette publication porte sur la cohorte des travailleurs du nucléaire : International Nuclear Workers Study (INWORKS), incluant 308 297 personnes (ce qui correspond à un suivi de 8,2 millions de personnes/années) travaillant où ayant travaillé dans le secteur du nucléaire en France (CEA, AREVA, EDF), aux États-Unis (Department of Energy and Defence) et au Royaume-Uni (employés de l’industrie nucléaire inclus dans le registre national des travailleurs sous rayonnements).

Les auteurs montrent un excès de risque de mortalité par leucémie (sans les leucémies lymphoïdes chroniques) de 2,96 par Gray (IC 90 % : 1,17 – 5,21) et, en se focalisant sur les leucémies myéloïdes chroniques, de 10,45 par Gray (IC 90 % : 4,48 – 19,65). L’intervalle de confiance a été choisi à 90 % car l’analyse était unilatérale. Cet excès de risque confirme l’ordre de grandeur du risque déjà mis en avant notamment dans la cohorte des 15 pays, mais aussi, et ce malgré la notable différence de débit de dose, dans la cohorte des survivants d’Hiroshima et Nagasaki.

Pour les auteurs, cette étude apporte des preuves solides en faveur d’une association entre la leucémie et les faibles expositions sur le long terme aux rayonnements ionisants.

De fait, il s’agit de très faibles expositions puisque la dose moyenne est de 1,1 mGy par an et de 16 mGy en cumulé. Quant à la dose cumulée médiane, elle est de 2,1 mGy et le 90e percentile est à 41 mGy. Dans le matériel supplémentaire, les auteurs donnent les excès de risque par classe d’exposition. Si l’on considère l’ensemble des leucémies hors LLC, seul le RR pour une dose cumulée entre 200 et 300 mGy est significatif (RR = 2,3 [1,46 – 3,62]). Il n’y a pas de relation dose-réponse régulière. Ce n’est pas le cas de la leucémie myéloïde chronique, pour laquelle le RR est significatif pour la classe de dose 50-100 mGy (RR = 1,87 [1,05 -3,35]) et plus élevé pour les expositions supérieures à 200 mGy.

Ainsi, pour les expositions inférieures à 50 mGy, ce qui concerne près de 90 % des travailleurs du nucléaire dans cette étude, ce travail n’apporte pas de preuve d’augmentation du risque (RR de 1,01 pour l’ensemble des leucémies hors LLC et de 0,71 pour les myéloïdes chroniques).

Il faut aussi remarquer que les facteurs de confusion tabac, alcool et les autres expositions professionnelles (les secteurs industriels sont notablement différents d’un pays à l’autre), notamment au benzène, n’ont pas été pris en compte.

Pierre-André Cabanes

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Augmentation du risque de leucémie

Les analyses ont été effectuées avec des modèles stratifiés par pays, par sexe, ainsi que par période calendaire et tranche d’âge (intervalles de 5 ans). Pour tenir compte des périodes d’induction et de latence entre l’exposition et le décès, l’effet de la dose cumulée a été examiné avec un décalage de 2 ans pour la leucémie et de 10 ans pour le lymphome et le myélome multiple.

L’étude montre une relation dose-réponse d’allure linéaire entre la dose cumulée et la mortalité par leucémie (hors LLC), avec un excès de risque relatif (ERR) de 2,96 par Gy (IC90 : 1,17-5,21). Cette estimation de l’effet leucémogène de très faibles doses de RI accumulées sur une longue période (dose annuelle moyenne : 1,1 mGy) est proche de l’estimation fondée sur le suivi de la cohorte des survivants des bombardements atomiques (ERR par Sv = 2,63 [IC90 : 1,50-4,27] dans la population des hommes exposés entre les âges de 20 et 60 ans). L’analyse par type de leucémie indique que la relation observée est essentiellement due à une surmortalité par LMC : ERR par Gy = 10,45 (IC90 : 4,48-19,65). Les résultats concernant les formes aiguës sont un ERR par Gy égal à 1,29 (IC90 : -0,82- 4,28) pour la LAM et à 5,80 pour la LAL (à partir de 30 cas seulement, borne inférieure de l’intervalle de confiance à 90 % non estimable [NE], et borne supérieure à 31,57). Les estimations sont imprécises pour les lymphomes (ERR = 0,47 [IC90 : -0,76-2,03] pour le LNH et ERR = 2,94 [IC90 : NE-11,49] pour le lymphome de Hodgkin), ainsi que pour le myélome multiple (ERR = 0,84 [IC90 : -0,96-3,33]). L’ajustement sur le statut socio-économique (indicateur : catégorie d’emploi) ou sur la contamination interne (estimée en l’absence de mesure) ne modifie pas la relation entre l’exposition externe et le risque de décès par leucémie.

Après exclusion des sujets ayant été exposés à un rayonnement neutronique, l’ERR est de 4,19 (IC90 : 1,42-7,80) pour la leucémie en général (sur la base de 453 décès) et de 9,55 (IC90 : 2,39-21,7) pour la LMC (79 décès).

L’excès de risque de mortalité par leucémie est retrouvé après exclusion tour à tour de chaque cohorte : ERR par Gy égal à 2,95 (1,13-5,24) quand la cohorte française est exclue, à 2,32 (0,03-5,33) quand il s’agit de la cohorte britannique, et à 3,68 (1,09-7,29) après exclusion de la cohorte états-unienne. Fournissant de solides arguments pour considérer que l’exposition répétée ou prolongée à de faibles doses et débits de dose de RI augmente le risque de leucémie, cette étude conforte l’importance du respect du principe de base de la radioprotection : optimiser la protection des personnes exposées afin de réduire leur exposition au niveau le plus bas possible. En dehors des expositions professionnelles et du cas particulier de la radiothérapie, les examens médicaux à visée diagnostique représentent la principale source d’exposition aux RI. Son importance s’accroît, comme le montre l’évolution de la dose annuelle moyenne par personne aux États-Unis, entre les années 1982 (0,5 mGy) et 2006 (3 mGy). La nécessité de mettre en balance les bénéfices de ces examens au regard de leurs risques est confirmée par les résultats de cette étude.

 

Laurence Nicolle-Mir


Publication analysée :

Leuraud K1, Richardson B, Cardis E, et al. Ionising radiation and risk of death from leukaemia and lymphoma in radiation-monitored workers (INWORKS): an international cohort study. The Lancet Haematology 2015; 2: e276-e281.

doi: 10.1016/S2352-3026(15)00094-0

 

1 Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, Fontenay-aux-Roses, France.