ANALYSE D'ARTICLE

Pollution atmosphérique, bruit du trafic et risque de démence : nouvelles études à Londres et Umeå

Deux études longitudinales, l’une dans la région du Grand Londres (sud de l’Angleterre) et l’autre dans la ville d’Umeå (nord de la Suède) répondent au besoin d’explorer le lien entre la pollution générée par le trafic routier et le risque de démence en tenant compte de la co-exposition au bruit. Elles s’accordent à désigner la pollution atmosphérique comme l’acteur principal.

L’intérêt porté à la pollution liée au trafic en tant que facteur de risque possible de démence est alimenté par la publication d’un nombre croissant de travaux épidémiologiques indiquant qu’elle accélère le déclin cognitif lié à l’âge, soutenu par des études chez l’animal éclairant son potentiel neurotoxique, et motivé par le souhait d’identifier des facteurs environnementaux sur lesquels agir pour alléger le fardeau des maladies neurodégénératives.

Dans ce contexte, des études suffisamment robustes sont requises pour établir en divers lieux l’association entre l’exposition à long terme à la pollution et l’incidence de la démence, en particulier de ses deux formes les plus fréquentes que sont la maladie d’Alzheimer et la démence vasculaire. Le trafic motorisé étant également bruyant, et l’exposition chronique au bruit pouvant affecter la fonction cognitive et la santé cardiovasculaire, les effets des deux types d’émissions sont à prendre en compte ; ce qui a été fait dans l’étude britannique comme dans l’étude suédoise qui inclut des cas plus soigneusement définis, mais une population nettement moins nombreuse.

Cohorte du Grand Londres

L’étude s’appuie sur les données de 75 cabinets de médecins généralistes (dont 15 situés dans le secteur central de Londres [Inner London] et 60 en périphérie [Outer London]) contribuant à alimenter le Clinical Practice Research Datalink (CPRD, base de données médicales nationale [environ 7 % de la population] mise à disposition des chercheurs pour les études observationnelles).

Au 1er janvier 2005, la patientèle de ces cabinets incluait 130 978 sujets âgés de 50 à 79 ans sans diagnostic de démence ni institutionnalisés dont les données ont pu être croisées avec succès aux autres sources d’informations utilisées pour assigner un niveau d’exposition résidentielle aux émissions du trafic, un indicateur du statut socio-économique (indice de privation multiple [IMD] à l’échelon du quartier de résidence), et corriger la sous-déclaration des cas de démence (recherche dans le registre des causes de décès). Au terme du suivi d’une durée moyenne de 6,9 ans (arrêté au plus tard le 31 décembre 2013), 2 181 cas étaient enregistrés, dont 848 diagnostics de maladie d’Alzheimer et 634 de démence vasculaire (code non spécifique pour 34,3 % des cas).

Les expositions suivantes ont été considérées : dioxyde d’azote (NO2), particules fines (PM2,5), ozone (O3), proximité d’une route majeure, bruit du trafic en période nocturne (23 h à 7 h). Le point de repère était le centroïde du code postal (en général partagé par une quinzaine de foyers) et l’année de référence était 2004, les estimations pour les années successives (2005 à 2010) étant fortement corrélées. Les outils utilisés étaient des modèles de dispersion atmosphérique à haute résolution (grille de 20 m x 20 m) pour les concentrations annuelles moyennes des trois polluants atmosphériques, et le modèle TRANEX (Traffic Noise Exposure) pour le niveau de pression acoustique moyen la nuit (Lnight). L’intensité du trafic motorisé « lourd » (incluant véhicules utilitaires légers, camions, bus et autocars) définissait une route majeure.

Association pollution-démence

Pour chaque exposition, l’effet d’une augmentation d’un intervalle interquartile (IIQ) de son niveau a été estimé dans un modèle ajusté sur l’âge, le sexe, l’origine ethnique, le tabagisme, le décile d’IMD et quatre comorbidités individuellement prédictrices du risque de démence (cardiopathie ischémique, accident vasculaire cérébral, insuffisance cardiaque, diabète). Cette analyse principale a été complétée par différentes analyses exploratoires et de sensibilité.

Elle met en évidence un effet de l’exposition au NO2 (hazard ratio [HR] = 1,16 [IC95 : 1,05-1,27]) et aux PM2,5 (HR = 1,06 [1,02-1,12]). Ces associations sont robustes à l’ajustement supplémentaire sur le niveau du bruit dans un modèle excluant les comorbidités : HR égal à 1,15 (1,04-1,28) pour le NO2 et à 1,06 (1,01-1,13) pour les PM2,5. L’estimation de l’effet du bruit dans l’analyse principale (HR = 1,02 [1-1,05]) est légèrement dégradée dans le modèle multipolluant (HR = 1,01 [0,98-1,03]). L’analyse catégorielle conforte l’association pollution-démence en indiquant une relation dose-réponse particulièrement marquée pour le NO2 : HR = 1,40 (1,12-1,74) dans le dernier quintile d’exposition (concentration moyenne annuelle > 41,5 μg/m3) par rapport au premier (< 31,9 μg/m3).

L’association avec le NO2 persiste quand la population est restreinte aux sujets inscrits depuis plus de 10 ans dans le même cabinet, pour lesquels le niveau d’exposition en 2004 peut être plus certainement considéré comme reflétant l’exposition à long terme (HR = 1,13 [1,01-1,26]), ou quand les patients avec comorbidité à la base sont exclus (HR = 1,21 [1,08-1,34]). Une analyse par sous-type de démence indique une relation plus forte avec le risque de maladie d’Alzheimer qu’avec celui de démence vasculaire.

L’exposition à l’O3 apparaît négativement associée au risque de démence dans cette étude (HR = 0,85 [0,76-0,94]), les auteurs attribuant principalement ce résultat à la corrélation inverse entre les niveaux d’O3 et ceux des deux autres polluants (r = -0,99 [NO2] et -0,96 [PM2,5]) qui sont en revanche fortement corrélés entre eux (r = 0,98).

Étude suédoise

La population de cette étude est celle du projet Betula explorant le vieillissement cognitif dans une cohorte d’habitants d’Umeå construite en plusieurs étapes. Les 1 000 premiers participants ont été inclus entre 1988 et 1990 (échantillon S1) et réévalués une première fois cinq ans après (entre 1993 et 1995). À ce moment (T2), deux échantillons supplémentaires de structure identique ont été constitués : S2 (995 participants réévalués une seule fois cinq ans plus tard [T3 entre 1998 et 2000]) et S3 (963 participants engagés dans un suivi prolongé à intervalle de cinq ans, comme les sujets du groupe S1 parvenus à T6). Chaque évaluation a comporté un examen clinique et une batterie de tests cognitifs au terme desquels les cas évoquant une démence (critères d’orientation précis) étaient adressés à un spécialiste. Le diagnostic était posé au vu du dossier médical complet et d’examens complémentaires conformément au DSM-IV (manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux).

Les auteurs ont précédemment publié [1] une analyse longitudinale de la relation entre l’exposition résidentielle aux oxydes d’azote (NOx, marqueur des émissions du trafic) et l’incidence des démences d’Alzheimer et vasculaires entre T2 et T5 (2008-2010) dans une population amputée des sujets de moins de 55 ans à l’inclusion, ainsi que des participants dont l’adresse ne pouvait être précisément géocodée. Pour cette nouvelle analyse tenant compte de l’exposition au bruit, ils ont repris la même population à l’exclusion de 11 sujets diagnostiqués déments juste après T5, laissant un échantillon final de 1 721 participants (985 hommes et 736 femmes, âge moyen 68,5 ans [± 9,4] au départ) dont 302 avaient développé une démence (191 cas de maladie d’Alzheimer et 111 de démence vasculaire).

L’exposition aux NOx et au bruit du trafic a été estimée en référence à l’adresse à T2. Les deux modèles utilisés avaient été spécifiquement développés pour la municipalité d’Umeå. Le modèle de type land-use regression pour les NOx avait été construit sur la base d’une campagne de mesures de leur concentration atmosphérique en 36 sites (2009-2010) et sa valeur prédictive était de 76 %. Les participants ont été répartis en quatre groupes correspondant aux quartiles de la concentration moyenne annuelle : < 9 μg/m3, 9 à 17 μg/m3, 17 à 26 μg/m3 et ≥ 26 μg/m3. Le modèle prédictif du bruit du trafic routier était fondé sur une carte topographique de la municipalité et les estimations du trafic dans chaque rue. Son pas de grille était de 5 m pour le centre ville et de 10 m pour les quartiers plus périphériques. Deux groupes ont été constitués au seuil de 55 dB LAeq (pression acoustique moyenne sur 24 h) en référence aux recommandations de l’Agence suédoise de protection de l’environnement.

L’exposition à un bruit ≥ 55 dB n’apparaît pas augmenter le risque de démence, qu’elle soit considérée isolément (HR = 1,10 [0,69-1,74], ajustement sur l’âge uniquement) ou en combinaison à l’exposition aux NOx (HR = 0,97 [0,58-1,60] dans un modèle bipolluant ajusté sur l’âge, le sexe, le niveau d’études, l’activité physique, le tabagisme, la consommation d’alcool, l’indice de masse corporelle, le rapport taille-hanches et le génotype ApoE4). Dans ce même modèle, l’exposition aux NOx est associée au risque de démence, les estimations pour les troisième (HR = 1,47 [1,03-2,12]) et dernier (HR = 1,38 [0,96-1,99]) quartiles étant comparables à celles précédemment rapportées, sans ajustement sur le niveau du bruit (HR  =  1,48 [1,03-2,11] puis 1,43 [0,99-2,05]).

Considérant la faiblesse du groupe exposé à un bruit du trafic égalant ou excédant 55 dB (102 sujets dont seulement 24 au niveau ≥ 60 dB), les auteurs appellent des études de confirmation dans des environnements plus bruyants.

 

 

Commentaires

Les articles de Clémence Baudin et al., Iain M. Carey et al., et John Andersson et al., ont en commun de rapporter les résultats d’études épidémiologiques sérieuses, publiées de surcroît dans de bons journaux scientifiques. Dans ce contexte, il n’est pas nécessaire de revenir sur la qualité des travaux, mais, en considérant ces trois articles, de s’interroger sur les difficultés d’interprétation correspondant à des sujets en proximité, sur les traitements linéaires de systèmes complexes qui ne peuvent s’appuyer aujourd’hui que sur des méthodes statistiques validées antérieurement et adaptées à la qualité des données issues de différentes formes analytiques. C’est donc l’objet des commentaires présentés ci-après.

Le premier article traite de la corrélation entre le bruit des aéronefs et l’altération de la santé psychosociale et les deux autres de la corrélation entre le bruit, la pollution atmosphérique et la démence (sans que le bruit ne soit l’objet d’une attention très soutenue dans le premier des deux). De mémoire, il existe déjà de nombreux travaux qui relient l’effet néfaste mono-factoriel du bruit sur le sommeil, l’énervement, les maladies cardio-vasculaires, les performances cognitives, le retard scolaire, etc. Pour ce qui concerne les effets de la pollution atmosphérique, les études sont encore plus nombreuses. Dans le cadre du travail, des réglementations en hygiène et sécurité existent ; de même, au moins pour l’aviation, des normes d’émission acoustique de plus en plus contraignantes se mettent en place. Cependant, dès que l’on parle de multi-expositions (et c’est bien ce qui constitue les fondements des systèmes étudiés par ces trois groupes d’auteurs), il est toujours très difficile d’être en capacité de sortir des corrélations totalement crédibles pour atteindre quelque chose qui pourrait représenter une causalité ou de faire émerger un chemin pour l’atteindre.

En effet, soit le nombre de sujets est trop faible, soit les mesures sont insuffisamment précises, etc. ; alors les méthodes de traitement mathématiques ne peuvent généralement faire sortir que des informations « classiques » (ce qui n’est déjà pas si mal, compte tenu des différentes difficultés présentées dans ces trois articles). Or, quand existent des effets couplés (formes de complexité) avec des comportements non linéaires, récursifs, les méthodes statistiques qui ont déjà fait leurs preuves peuvent apparaître comme insuffisantes pour éviter/traiter tous les facteurs de confusion et faire émerger des voies de compréhension robustes entre causes complexes et conséquences tout aussi complexes, mais tangibles – il y a des effets... Les méta-analyses dans ce cadre ne peuvent probablement pas apporter toute la pertinence souhaitée !

Alors que faire ? Tout d’abord, on doit continuer à informer, même si ces travaux sont longs et fortement consommateurs de temps, de sérieux et d’énergie... Mais, ce n’est pas parce que l’on trouve des effets en corrélation avec... que l’on apporte des preuves convaincantes d’une causalité linéaire susceptible de forcer ensuite des évolutions en termes de réglementations (parce qu’elles doivent être compréhensibles par et convaincantes pour les décideurs). Alors, ne faut-il pas envisager d’introduire des modèles (linéaires ou non-linéaires) dans les approches statistiques, de « jouer » avec les toxicologues (certes avec la difficulté du passage de l’animal à l’homme), bref, d’ajouter au moins provisoirement des informations dans les traitements numériques pour réduire le nombre de variables à traiter numériquement. C’est certes difficile à mettre en œuvre, mais autrement, on risque d’accumuler pendant longtemps des études délicates et longues dont le devenir est de remplir, par accumulation, des bibliothèques scientifiques, avec une possible perte de l’idée heureuse d’utilité publique des travaux épidémiologiques ?

« Il n’existe pas de problèmes, il n’y a que des gens qui créent des difficultés. Il n’existe pas de faits, mais uniquement des saboteurs qui se dissimulent derrière le dos large des affirmations de faits » [1].

Jean-Claude André

 

1. Sloterdijk P. Après nous le déluge. Paris : Payot Essais Ed, 2018.

 

  • [1] Environ Risque Sante 2016 ; 15 : 281-3.

Publication analysée :

* Carey IM1, Anderson HR, Atkinson RW, et al. Are noise and air pollution related to the incidence of dementia? A cohort study in London, England. BMJ Open 2018 ; 8 : e022404. doi : 10.1136/bmjopen-2018-022404

1 Population Health Research Institute, St George's University of London, Londres, Royaume-Uni.

# Andersson J1, Oudin A, Sundström A, Forsberg B, Adolfsson R, Nordin M. Road traffic noise, air pollution, and risk of dementia–results from the Betula project. Environ Res 2018 ; 166 : 334-9. doi : 10.1016/j.envres.2018.06.008

1 Department of psychlogy, Umeå University, Umeå, Suède.