Contaminants

Micro-organismes et biocontaminants

YearBook 2024

Fabien Squinazi (1), Laurent Madec (2)

1. Haut Conseil de la santé publique, Président de la Commission spécialisée « Risques liés à l’environnement » (Cs-RE)
2. Université Sorbonne Paris Nord, membre de la Cs-RE

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Synthèse publiée le : 01/11/2024

SYNTHÈSE :
Échouements des algues sargasses sur les côtes antillaises : quelles modalités de gestion ?

Depuis quelques années, il est constaté une forte augmentation de la fréquence des échouements d’algues brunes (sargasses) en Martinique, en Guadeloupe, à Saint-Martin et Saint-Barthélemy, et dans une moindre mesure en Guyane. La décomposition de ces algues provoque des émanations de divers gaz toxiques, dont l’ammoniac (NH3) et l’hydrogène sulfuré (H2S). Divers moyens de détection au large et de ramassage de ces algues avant leur arrivée sur la côte sont mis en œuvre, mais leurs capacités sont parfois mises en défaut compte tenu du très important volume en jeu. Le Haut Conseil de la santé publique (HCSP) a publié plusieurs recommandations pour éviter l’exposition des populations riveraines [1, 2].

Si la constitution de bancs d’algues est connue et observée depuis longtemps, notamment par les pêcheurs en haute mer, le phénomène d’échouements massifs a véritablement démarré sur les côtes antillaises en 2011. Considéré d’abord comme épisodique et ponctuel, puis saisonnier jusqu’en 2018, il prend désormais la forme de vagues d’intensité croissante, qui surviennent quasiment tout au long de l’année et soumettent les populations à des échouements considérés comme pérennes et répétés. Les processus de production des sargasses dans l’océan Atlantique pourraient être associés aux relargages en mer de quantités importantes de matières organiques azotées et phosphorées issues des grands fleuves du Brésil et d’Afrique. De même, l’augmentation des températures des eaux de surface liée au changement climatique pourrait conduire à augmenter cette production et la fréquence des dérives vers les côtes. En outre, le littoral des Antilles favorise les échouements et complique l’évacuation rapide des algues sur des sites d’accès difficile, du fait de l’alternance de sable et de rochers et de l’urbanisation côtière avec la présence de ports de pêche et de plaisance et d’établissements hôteliers en bord de mer.

La décomposition des algues sargasses laissées en place se produit au bout de 3-4 jours et provoque des émissions de gaz divers : méthane (CH4), gaz carbonique (CO2), ammoniac (NH3), azote (N2), hydrogène sulfuré (H2S), mercaptans, etc. La présence d’algues impacte l’activité des pêcheurs, des restaurateurs, du tourisme, tandis que les émissions polluantes, outre leurs impacts sanitaires, s’accompagnent de phénomènes de dégradation des bâtiments, de corrosion des appareils électroménagers, avec un impact économique potentiellement élevé sur des populations souvent socialement plus vulnérables.

L’ammoniac est un gaz volatil incolore à odeur piquante. L’exposition aiguë à l’ammoniac provoque immédiatement des irritations oculaires et trachéobronchiques, voire des ulcérations et un œdème des muqueuses des voies aériennes supérieures. Les irritations pulmonaires peuvent évoluer vers un œdème aigu pulmonaire lésionnel, associé à des obstructions bronchiques et une surinfection pulmonaire. L’ammoniac n’est pas considéré comme génotoxique, cancérigène ou reprotoxique.

Le sulfure d’hydrogène est un gaz incolore qui possède une odeur caractéristique d’œuf pourri. Chez l’homme, le principal mécanisme d’action toxique est un blocage, par liaison à l’enzyme cytochrome oxydase aa3, de la chaîne respiratoire mitochondriale, suivi d’une production d’acide lactique. On constate, dès 100 ppm, une conjonctivite, une rhinite, une dyspnée, voire un œdème pulmonaire retardé, qui s’accompagne de céphalées et d’atteintes oculaires réversibles. Dès 200-250 ppm, apparaissent des vertiges, des troubles de la coordination, une désorientation et un nystagmus, et des douleurs thoraciques. À partir de 500 ppm, la symptomatologie est essentiellement neurologique, avec pertes de conscience voire coma, accompagnée de troubles respiratoires et de perturbations du rythme cardiaque et de la tension artérielle. Des séquelles, principalement neurologiques, ont été rapportées (amnésies, tremblements, ataxie, altération de la vision ou de l’audition, démence). Pour des expositions répétées à des concentrations entre 50 et 100 ppm, sont particulièrement affectés les systèmes nerveux, oculaire et digestif, avec des irritations, entraînant des bronchites irritatives ou des érythèmes cutanés douloureux et prurigineux.

Des analyseurs multiparamétriques de terrain (NH3 + H2S + éventuellement le méthane) répondent bien aux exigences techniques liées aux rejets gazeux. Toutefois, dans un tel contexte, il est important de ne pas se focaliser uniquement sur les émissions gazeuses pour évacuer les populations affectées par des concentrations élevées de gaz toxiques. Il est indispensable de définir une stratégie inscrite dans la durée et mobilisant toutes les ressources publiques et privées pour prévenir de telles situations d’échouements.

 

Gestion coordonnée des dérives et des échouements des sargasses [1]

Privilégier la collecte en pleine mer

Compte tenu de la configuration du littoral antillais, la collecte en pleine mer associée à la collecte en eaux peu profondes avec des bateaux à faible tirant d’eau est la technologie à privilégier. Le ramassage sur les plages et les rochers ne peut venir qu’en complément, en associant aux machines de collecte sur sol des bateaux destinés au ramassage des algues flottantes à proximité immédiate du rivage.

Organiser un passage journalier des équipes de ramassage sur les zones côtières régulièrement impactées

La cartographie par image satellitaire des radeaux de sargasses et des relevés au sol, conjuguée à la typologie du littoral et l’accessibilité au ramassage manuel ou mécanique, permet d’estimer à près de 50 % l’étendue de ces zones propices à l’enlèvement rapide des algues échouées. Un dispositif organisé de collecte en mer associé au ramassage rapide des algues ayant échappé à cette collecte permettrait d’éviter la grande majorité des situations à risque. Un passage journalier des équipes de ramassage sur les zones côtières régulièrement impactées par ce phénomène, y compris hors des périodes d’arrivée des échouements, serait de nature à éviter des épisodes de crise.

Utiliser un procédé de stabilisation chimique des algues lorsque le ramassage rapide est difficile

Le risque sanitaire n’est pas seulement associé à la décomposition des algues lors des échouements mais aussi à la manutention des algues, comme le transfert dans les camions, le transport, la manipulation au niveau des aires de stockage temporaires ou permanentes. Afin d’optimiser les moyens humains et techniques, le HCSP suggère d’associer aux procédés mécaniques un procédé de stabilisation chimique des algues, par exemple en pulvérisant du nitrate de calcium qui bloque le mécanisme anaérobie de la production de gaz soufrés, ou alors une stabilisation par séchage. Des valorisations existent, comme le compostage, pour la végétalisation de sols non agricoles. Une alternative radicale est le broyage ou la compression des algues, après qu’elles aient été récupérées, en vue de les relarguer au large.

Assurer un pilotage centralisé avec un centre de crise opérationnel 7 j/7

La gestion centralisée doit être en mesure de rassembler les informations relatives aux alertes échouements en exploitant les informations satellitaires et celles de terrain, notamment en provenance des professionnels de la mer. Les unités de stockages temporaires doivent assurer un traitement des gaz toxiques ou disposer d’installations d’épandage de produits de stabilisation des charges transportées et stockées.

Informer la population affectée par les émissions de gaz toxiques

L’information et les actions visant à protéger les populations doivent considérer à la fois les niveaux d’exposition (en référence aux valeurs seuils) et le profil des personnes potentiellement exposées : population générale ou personnes vulnérables (nourrissons, jeunes enfants, femmes enceintes, personnes âgées, asthmatiques, personnes atteintes de maladies cardiovasculaires, d’insuffisance respiratoire ou de fortes allergies). En se basant sur la prévision des échouements par télédétection et alertes par les pêcheurs ou toute embarcation, les autorités diffusent une pré-alerte, 2-3 jours avant les échouements attendus, aux résidents des sites prévisibles situés à moins de 300 m du littoral. De même, le dispositif de surveillance, au voisinage immédiat des zones d’échouement, permet d’informer la population et les professionnels de santé sur les émissions toxiques et d’anticiper les mesures de prévention adaptées pour les riverains, en particulier les personnes sensibles.

Pour aider à la gestion des situations rencontrées sur le littoral des Antilles, le HCSP a proposé des valeurs de H2S et de NH3 :

  • entre 0,07 et 1 ppm de H2S et pour des concentrations de NH3 inférieures à 8,3 ppm : mise en place rapide (sous 48 h au maximum) du chantier d’enlèvement des algues et information des personnes vulnérables afin qu’elles se tiennent éloignées des zones de présence des algues et évitent d’être sous le vent des émissions de gaz ;
  • entre 1 et 5 ppm de H2S et pour des concentrations de NH3 inférieures à 8,3 ppm (pré-alerte) : il est recommandé à la population générale et aux personnes vulnérables de se tenir éloignées des zones affectées par les échouements des algues en décomposition et de ne pas séjourner sous le vent des émissions de gaz. En cas de picotements des yeux et de la gorge, de larmoiements, maux de tête, difficultés respiratoires, toux, démangeaisons, vomissements ou vertiges, s’adresser à son médecin ou pharmacien. Éviter l’exposition à d’autres substances irritantes et/ou allergisantes ;
  • valeurs supérieures à 5 ppm pour H2S et supérieures à 8,3 ppm pour NH3 (alerte) : l’accès doit être réservé aux professionnels équipés de moyens de mesure individuels avec alarmes et mesures d’H2S au niveau des habitations riveraines.

Dans un avis daté du 7 septembre 2023 [2], le HCSP observe la complexité d’un éloignement du lieu de vie ou d’activité professionnelle, si une alternative n’est pas proposée, mais aussi la difficulté de quitter son domicile, par exemple lorsque l’absence de titres de propriété fait craindre de ne pouvoir revenir dans son lieu d’habitation. Le ressenti de la pollution ou sa propre métrologie (odeurs, etc.) peuvent induire des démarches de protection différentes des schémas proposés. Le HCSP propose alors la notion de mise à l’abri de la population vulnérable qui peut se matérialiser, par exemple, comme un éloignement géographique d’une partie de la population, la fermeture ou la restriction d’accès à certaines activités (professionnelles, de loisirs, éducatives, etc.) ou d’un accueil dans des lieux à l’abri de l’exposition. La mise à l’abri peut s’effectuer en dehors de la zone territoriale d’exposition, mais peut aussi être pensée, en intérieur, sur la zone territoriale concernée par la pollution. Il est possible de piéger et de détruire l’hydrogène sulfuré dans tout ou partie d’un logement, un établissement pour personnes âgées, une école ou un hôpital, grâce à un média filtrant capable par adsorption ou absorption de fixer les gaz toxiques.

 

Plans de prévention et de lutte contre les sargasses

Un premier plan a été lancé par l’État en octobre 2018, puis développé en 2022, dans l’objectif d’améliorer la compréhension, le suivi, et la gestion de ce phénomène [3]. Plus récemment, en Martinique et en Guadeloupe, des groupements d’intérêt économique ont été constitués entre l’État et les collectivités territoriales, et intègrent les partenaires publics et privés concernés. Ils agissent comme des opérateurs uniques de gestion des algues. Le plan de prévention et de lutte contre les sargasses 2022-2025 intègre dans ses objectifs :

  • la fourniture d’un service pour la prévision des échouements de sargasses à 4 jours ainsi qu’une tendance de 15 jours à 2 mois ;
  • le développement d’un réseau de surveillance des échouements par caméra ;
  • des travaux de modélisation des panaches de gaz autour de chaque site d’implantation de capteurs, le financement du réseau de capteurs, l’intégration des mesures des gaz dans l’air aux plans territoriaux du phénomène d’échouements des sargasses ;
  • la création d’un atlas regroupant les informations cartographiques des sites d’échouements et des vulnérabilités recensées.

L’élimination des algues relève de la mise en œuvre d’une filière complète depuis le repérage, le ramassage et l’installation de barrages déviants en haute mer ou dans la zone des 300 mètres, mais également le nettoyage des côtes, les étapes de stockage, séchage, purification, etc., et diverses valorisations envisageables conduisant à l’élimination des sargasses, autant d’étapes interdépendantes les unes des autres. Différents pays sont concernés par la problématique sargasses, comme la République dominicaine et le Mexique, dont l’économie touristique est prépondérante, qui mènent des actions conséquentes sur le ramassage alors que Sainte-Lucie obtient des résultats favorables dans la transformation des sargasses.

Face aux difficultés de gestion, les populations antillaises touchées par les échouements ont souvent développé un sentiment de fatalité, voire d’incompréhension, une perte de confiance ou alors un ressentiment et potentiellement une colère envers les autorités administratives. Ces populations ont en effet de fortes attentes : elles souhaitent être rassurées sur le fait que les pouvoirs publics mettent en place des mécanismes efficaces et être impliquées pour comprendre et participer. Aussi, la vulgarisation des risques, le partage de connaissances et d’informations transparentes pourront favoriser l’impact des messages sanitaires, le repérage des vulnérabilités avec des registres d’inscription volontaires et l’observance des recommandations.

 

Pour en savoir plus

[1] Haut Conseil de la santé publique. Mesures de gestion pour les populations antillaises exposées à la décomposition d’algues Sargasses, 2018 : https://www.hcsp.fr/Explore.cgi/avisrapportsdomaine?clefr=671

[2] Haut Conseil de la santé publique. Recommandations sanitaires spécifiques en lien avec les émissions de gaz par les algues sargasses, 2023 : https://www.hcsp.fr/Explore.cgi/avisrapportsdomaine?clefr=1347

[3] État. Plan national de prévention et de lutte contre les sargasses 2022-2025, 2022 : https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/18.03.2022_DP_PlanSargasse.pdf