Synthèse publiée le : 01/11/2024
SYNTHÈSE :
Échec des politiques de substitution des pesticides les « plus dangereux » dans l’union européenne
Le dispositif réglementaire européen permettant l’arrêt de l’utilisation des produits phytopharmaceutiques classés comme « plus dangereux » n’est actuellement pas effectif, ce qui met en lumière deux types de situations préoccupantes : des risques pour la santé publique et pour l’environnement qui pourraient être évités ou réduits ; des instruments juridiques et normatifs européens qui sont biaisés, ignorés ou mal appliqués par plusieurs États membres.
Contexte
L’article 50 du règlement (CE) N° 1107/2009, relatif à la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques dans l’Union européenne, dispose que les États membres doivent veiller à ne pas autoriser ou à réduire l'utilisation, pour une culture donnée, des produits pesticides contenant des substances « candidates à la substitution » (candidates for substitution [CfS]), qui peuvent être considérées comme les produits les plus dangereux1, lorsque des alternatives moins dangereuses pour la santé humaine et l'environnement existent, notamment par des approches agronomiques et de biocontrôle.
Le processus de substitution2 correspondant repose sur la mise en œuvre d’une évaluation comparative, notamment basée sur un document guide issu des travaux de l'Organisation européenne et méditerranéenne pour la protection des plantes (OEPP) [1].
Fin 2023, 53 substances actives étaient listées comme candidates à la substitution. Et selon une enquête conduite par la Commission européenne en 2021, sur les 3 100 cas de substitution possible depuis l’adoption officielle de cette disposition réglementaire (2014), seuls 32 ont donné lieu à une substitution effective, dans trois pays : Allemagne, Croatie et France. La Commission a reconnu que « les règles relatives aux substances actives candidates à la substitution sont à la fois inefficaces et inefficientes » [2].
Dans ce contexte, la Commission nationale de la déontologie et des alertes en matière de santé publique et d’environnement (cnDAspe) a été saisie par un collectif de parlementaires et d’associations, afin d’étudier les raisons de cette situation insatisfaisante.
Méthode retenue
Pour produire un avis sous fortes contraintes de temps, la cnDAspe a mis en place une formation spécifique (groupe d'experts), qui a notamment conduit une série d'auditions auprès de 15 organisations et personnalités3, une vingtaine ayant été sollicitées. L'avis produit collégialement a été soumis à trois relecteurs externes européens et à deux relecteurs membres de la cnDAspe, puis soumis pour délibération et adoption par l'assemblée plénière de la cnDAspe.
La cnDAspe a veillé à ce que ce groupe d'experts permette, par sa composition et par l'invitation faite à des relecteurs externes, une vision multidisciplinaire du sujet et la prise en compte de l'expérience d'autres États membres. Ces objectifs ont aussi guidé le choix des personnalités et organismes invités aux auditions.
Quelques résultats issus de l’expertise collective réalisée
L’ensemble des résultats produits par le groupe d’experts missionné est détaillé dans un avis publié en décembre 2023 [3], incluant les conclusions suivantes.
Si le cadre réglementaire européen est unique au monde, sa mise en œuvre par les États membres est limitée à cause de critères difficiles à renseigner, issus du document guide de l'OEPP et imposés aux solutions alternatives :
- même efficacité que le pesticide CfS (critère prioritaire) ;
- absence d'inconvénients économiques et pratiques ;
- minimisation du développement de résistances aux « ravageurs » contre lesquels agissent les pesticides concernés ;
- préservation des usages mineurs des pesticides concernés.
Les solutions chimiques sont de fait privilégiées, alors que les alternatives mettent généralement en jeu un ensemble de solutions. De plus, les externalités négatives (impact sur la santé et l'environnement, coûts de la dépollution, etc.) liées à l'usage des CfS ne sont pas prises en compte. Par ailleurs, bien qu'obligatoire, l'évaluation comparative n'est pas systématiquement mise en œuvre par les autorités compétentes des États membres. En outre, le système d'évaluation comparative fait l'hypothèse qu'une quantité égale et suffisante de connaissances est disponible pour les solutions chimiques et non chimiques, ce qui n'est pas le cas.
Enfin, l’élaboration et les mises à jour du document guide de l’OEPP ne répondent pas aux bonnes pratiques de référence en matière de transparence et de gestion des liens d'intérêts [4]. Or, selon la cnDAspe [3], l'impartialité et l'excellence scientifique des travaux sur lesquels s’appuient les autorités compétentes des États membres conditionnent la pertinence et la qualité de leur propre expertise. Cette indépendance doit pouvoir se fonder sur des règles performantes de gestion des liens d’intérêt, car des liens d'intérêts mal gérés peuvent conduire à des situations de conflits d'intérêts, affectant l'impartialité de l'expertise et donc sa qualité et sa crédibilité.
Au final, cette expertise collective conclut que le dispositif réglementaire permettant l’arrêt de l’utilisation des produits phytopharmaceutiques les plus dangereux n’est pas actuellement effectif et est biaisé à l’avantage des solutions chimiques. Cette conclusion met en lumière deux types de situations préoccupantes :
- des risques existants pour la santé publique et pour l’environnement [5], qui pourraient être évités ou réduits ;
- des instruments juridiques et normatifs européens qui sont biaisés, ignorés ou mal appliqués par plusieurs États membres.
Recommandations de la cnDAspe
Sur la base de l’ensemble des résultats produits par le groupe d’experts missionné, la cnDAspe a formulé une série de recommandations, regroupées selon les principaux axes suivants :
- accroître le contrôle de l’application de la procédure de substitution des pesticides les plus dangereux par les autorités compétentes des États membres, et renforcer leurs obligations ;
- sous la responsabilité de la Commission européenne : réviser les critères d’évaluation comparative issus du règlement 1107/2009 ;
- sous la responsabilité des États membres, de leurs agences et de la Commission européenne : promouvoir la recherche et la production d’informations sur les alternatives aux CfS à l’échelle européenne ;
- sous la responsabilité scientifique de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) : réviser le document guide de l’OEPP pour l’examen par les autorités compétentes des États membres de la possible substitution des pesticides les plus dangereux ;
- sur l’initiative de la Commission européenne : revoir les conditions de production de documentstechniques pour la mise en œuvre de politiques communautaires relatives à la mise sur le marché de pesticides, et aller vers une nouvelle gouvernance de l’OEPP, incluant les différentes parties intéressées, dont les instances gestionnaires ;
- sur l’initiative de la Commission européenne : réformer le cadre réglementaire européen concernant les pesticides, afin d’assurer une substitution effective des CfS, en cohérence avec l’objectif d’« un niveau élevé de protection de la santé humaine et de l’environnement » mentionné dans les traités constitutifs de l’Union européenne, qui reconnaissent également le principe de précaution.
Synthèse rédigée par Guillaume Karr et Viviane Moquay d’un Avis de la cnDAspe d’octobre 2023(4) : Avis relatif à la politique de l'Union européenne concernant les pesticides contenant des substances actives classées comme « candidates à la substitution ». Cet Avis a été préparé par un groupe d’experts composé de : Viviane Moquay (présidente), Sari Autio, Sara Brimo, David Demortain, Isabelle Doussan et Xavier Reboud.
Références
[1] European Commission - Health and Consumers Directorate-General. Guidance document on Comparative Assessment and Substitution of Plant Protection Products in accordance with Regulation (EC) No 1107/2009. SANCO/11507/2013 rev. 12. 2014 : https://food.ec.europa.eu/system/files/2023-03/pesticides_aas_guidance_comparative_assessment_substitution_rev_1107-2009.pdf
[2] European Commission. Report from the Commission to the European Parliament and to the Council. Evaluation of Regulation (EC) No 1107/2009 on the placing of plant protection products on the market and of Regulation (EC) No 396/2005 on maximum residue levels of pesticides, 2020 : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/PDF/?uri=CELEX:52020DC0208
[3] Commission nationale de la déontologie et des alertes en matière de santé publique et d’environnement (cnDAspe). Avis relatif à la politique de l'Union Européenne concernant les pesticides contenant des substances actives classées comme "candidates à la substitution". Un dispositif favorable à la santé publique et à l'environnement trop rarement mis en oeuvre. Avis adopté sur la base du travail de la Formation spéciale composée de Viviane Moquay, Sari Autio, Sara Brimo, David Demortain, Isabelle Doussan et Xavier Reboud, 2023 : https://www.alerte-sante-environnement-deontologie.fr/IMG/pdf/cndaspe_avis_hps_vf.pdf
[4] Karr G, Prete G, Duboc S, et al. Management of links of interest in European Union expertise authorities dealing with plant protection products: comparative analysis and recommendations. Environ Sci Eur 2023 ; 35 : 96.
[5] European Environment Agency (EEA). How pesticides impact human health and ecosystems in Europe, 2023 : https://www.eea.europa.eu/publications/how-pesticides-impact-human-health
1 La définition en est donnée dans l’article 24 du Règlement (CE) 1107/2009 et son annexe II. Il s’agit de substances actives dont la DJA, le niveau acceptable d’exposition de l’opérateur ou la dose aiguë de référence sont sensiblement inférieurs à ceux de la majorité des substances actives approuvées ; ou classées comme persistantes dans l'environnement, bioaccumulables ; ou dont l’effet critique est classé comme neurotoxique ou immunotoxique pour le développement, carcinogène de catégorie 1A ou 1B, toxique pour la reproduction de catégorie 1A ou 1B, ou comme perturbateur endocrinien.
2 Selon l’annexe IV du règlement (CE) 1107/2009, les États membres de l’UE ne doivent pas autoriser ou doivent restreindre l'utilisation d'un produit contenant une substance CfS pour une culture particulière lorsque l'évaluation comparative démontre que : (i) il existe déjà un produit ou une méthode non chimique nettement plus sûr pour la santé humaine ou animale ou pour l'environnement ; (ii) la substitution ne présente pas d'inconvénients économiques ou pratiques significatifs ou majeurs ; (iii) la diversité chimique des substances actives disponibles est adéquate pour minimiser la résistance (soit, que les substances chimiques offrent des modes d'action différents) ; et (iv) les conséquences sur les autorisations d'utilisation mineure sont prises en compte. Pour plus de détail, voir le « document guide relatif à l'évaluation comparative des produits phytopharmaceutiques en France » (Anses 2015).
3 Anses, Bailleux Antoine, Université Catholique de Louvain, Confédération Paysanne, CropLife Europe, Direction générale de l’alimentation, Ministère de l’Agriculture (non présente), DG SANTE, Commission européenne, EFSA, IBMA France et IBMA Global (International Biocontrol Manufacturers Association), Martin Annie, CNRS-Université de Strasbourg, PAN Europe.
4 https://www.alerte-sante-environnement-deontologie.fr/IMG/pdf/cndaspe_avis_hps_vf.pdf